La VigiElabe se penche cette semaine sur les débats et questionnements qui traversent de nombreux pays quant à l’efficacité des systèmes d’organisation territoriale, challengés à l’aune de cette pandémie du Covid-19 qui aiguise des velléités de réformes. Si le paysage institutionnel devrait s’en trouver durablement transformé en sortie de crise, la diversité des situations locales invite toutefois à ne pas tirer des conclusions générales trop hâtives.

« Cette crise inédite ne nous livre pour toute certitude que l’incertitude. Ainsi en est-il également de la question du regard que les citoyens porteront sur l’État dans « l’après », notamment en France où on attend beaucoup de la puissance publique. D’autant que ce regard va se faire en relatif : il sera comparé à l’action des entreprises, mais aussi et surtout des collectivités locales.

Or, là où l’État a pu sembler hésitant, oscillant entre lourdeur dans l’action et légèreté dans l’anticipation, les collectivités territoriales ont, plus que jamais, proposé de nouvelles formes d’intervention et de solidarité, allant souvent bien au-delà de leurs champs de compétences réglementaires. L’affaire des masques en est une illustration. 

Alors que le déconfinement qui s’amorce suivra une logique de décentralisation toute relative - Édouard Philippe annonçant le 28 avril qu’il serait différencié entre les départements mais le Président Macron répétant son « cadre national » - Elabe s’est livré à un état des lieux des débats et questionnements sur l’efficacité des systèmes d’organisation territoriale, partout dans le monde interrogés à l’aune de cette crise. 

Si le débat est ouvert avec intensité, dans plusieurs pays, la diversité des situations locales observées invite à ne pas tirer des conclusions trop globalisantes. »

Bernard Sananès, Président du cabinet d’études et de conseil ELABE 

 


 

Une crise aiguisant les velléités décentralisatrices ou d’autonomisation régionale

Pour de nombreux observateurs, notamment en France, la crise actuelle révèle la nécessité de décentraliser davantage les systèmes institutionnels et d’accorder une plus grande autonomie aux territoires. Deux arguments clefs sont mobilisés pour cela. 

D’abord les excellents résultats enregistrés jusqu’à présent par l’Allemagne dans la lutte contre le coronavirus, largement attribués à son organisation fédérale. Dans une interview accordée à Atlantico, l’historien Édouard Husson explique ainsi par exemple que cette crise révèle « toute l’efficacité du système allemand décentralisé et fondé sur une subsidiarité ascendante de la décision », jugeant que « grâce à sa discipline sociale, à ses agences locales de santé publique, à la coordination entre ses ministères régionaux et une intervention minimale de l'État Fédéral, l’Allemagne est parvenue jusqu’à présent à lutter efficacement contre le Covid-19 ». Même enthousiasme chez l’éditorialiste du Telegraph Justin Huggler, pour qui « l’Allemagne est pour l’heure le pays européen le plus proche d’une “succes story” dans la lutte contre le coronavirus », notamment « grâce à son système décentralisé ». 

Le deuxième type d’arguments tient à la place prise par certaines régions dans la lutte contre le coronavirus, notamment pour combler les défaillances des administrations centrales. Pour l’éditorialiste au Patrick Roger, cette crise a ainsi permis « aux élus locaux de (re)devenir des acteurs de premier plan, d'abord pour pallier les carences nationales en matière de protections sanitaires, mais aussi pour intervenir, en urgence, dans tous les domaines de leurs compétences », si bien qu’il importera après le déconfinement d’en « tirer les leçons ». Même conclusion pour le directeur de la Banque des territoires, Olivier Sichel, pour qui « les exécutifs régionaux ont pris beaucoup d'importance dans cette crise […] ce qui révèle beaucoup de choses sur l'absolue nécessité de retrouver une intelligence territoriale ». 

Ce double constat pourrait avoir des conséquences institutionnelles de long terme. En France, nombre d’observateurs et de responsables politiques appellent à un nouvel acte de décentralisation, à l’instar de l’économiste Christian Saint-Etienne, pour qui cette crise montre « l’urgence de restructurer cet État obèse et impuissant » en « décentralisant toutes les actions publiques en matière de santé, d’éducation, de transports et de développement économique », et en cantonnant l’État à un rôle de « stratège et de coordinateur » ; ou de Dominique Bussereau, qui fustige la « lourdeur technocratique » et « l'organisation centralisée » de la France et invite à une réforme d’ampleur. Des critiques similaires sont formulées au Royaume-Uni : dans un éditorial du Telegraph intitulé « la planification par le pouvoir central a échoué misérablement », l’économiste Philip Booth explique que « la planification étatique n’a pas été très utile dans cette crise », alors « qu’en Allemagne, le système décentralisé reposant sur une coopération entre institutions locales et acteurs privés semble faire beaucoup mieux » - l’auteur invitant à tirer les conclusions de ce constat. 

Aux États-Unis, alors que « pour la première fois dans l’Histoire, la réponse fédérale à une crise majeure a été déléguée aux États », comme le rappelle le juriste américain Christopher DeMuth dans le Wall Street Journal, l’ordre institutionnel pourrait également se trouver durablement bouleversé, avec des velléités d’autonomisation accrues et la mise en place de partenariats inter-étatiques s’affranchissant de l’État central. En témoigne notamment l’annonce récente de trois groupes d’États (la Californie, l'Oregon et Washington ; une coalition de sept États du nord-est ; et une alliance du Midwest) de vouloir collaborer activement à une reprise économique coordonnée, qui pourrait se faire via des « pactes interétatiques », c’est-à-dire « une forme de coordination juridiquement contraignante permettant une coopération encore plus agressive et opérationnelle des États » - une possibilité certes autorisée par la Constitution, mais dont le mise en œuvre demeure rare et délicate, comme l’explique le professeur de droit à l’Université de Chicago Aziz Huq dans le Washington Post

En Espagne, l’un des États les plus décentralisés d’Europe, où la santé est normalement gérée par les régions, la reprise par le pouvoir central de la gestion de crise suscite également de vives critiques, l’État étant « accusé par plusieurs capitales régionales de favoriser les uns et d'en léser d'autres », comme le rapporte le journaliste François Musseau. La tension est particulièrement forte à Barcelone, où gouverne le sécessionniste Quim Torra, qui réclame le « confinement total de la Catalogne depuis le début de la crise » ; et où le président de la Chambre de commerce de Barcelone, Joan Canadell, a même provoqué un tollé en déclarant que, dans cette crise, « l’Espagne est synonyme de chômage et de mort, alors que la Catalogne représente la vie et le futur ».

En Inde, les succès des régions sont également soulignés. Dans un article intitulé « Un besoin de plus de décentralisation » publié dans The Hindu, le juriste Suhrith Parthasarathy loue l’action des États, qui ont « mis en place des mesures adaptées à la réalité rencontrée sur le terrain, ont façonné leurs politiques pour répondre à leurs préoccupations directes et locales, ont communiqué avec clarté » et ont « agi non seulement comme des laboratoires de la démocratie, mais aussi comme des sources d'autorité raisonnée ». Si bien que cette crise révèle « un besoin urgent de décentraliser l'administration », avec un gouvernement fédéral « qui commande moins, mais coordonne plus ». 


Des systèmes fédéraux critiqués

Face à la démultiplication des louanges, dans certains pays, à l’égard d’une organisation décentralisée / fédérée, un nombre croissant d’observateurs invitent à ne pas tirer de conclusions trop hâtives ni à s’engager trop vite dans des transformations institutionnelles. 

De fait, pour l’ancien préfet Pierre Steinmetz, « réclamer une relance de la décentralisation après le Covid-19 s'apparente à une facilité rhétorique plus qu'à une analyse sérieuse ». Dans le cas de l’Allemagne, « la capacité du système allemand à faire face à l'épidémie tient largement au nombre d'établissements d'accueil », un « avantage de proximité et de capacité d'admission des malades qui se paie d'une baisse de la qualité des soins en temps normal, comme l’avait souligné un rapport de juillet 2019 de la Fondation Bertelsmann », mais « devient un avantage dans la conjoncture actuelle ». D’autres auteurs soulignent le fait que l’Allemagne a avant tout eu beaucoup de chance jusqu’à présent : dans un article paru dans The Conversation, trois professeurs de Droit expliquent que « la décentralisation des systèmes de santé conduit systématiquement à creuser les inégalités entre régions », et que « l’une des forces de l’Allemagne dans cette crise réside dans le fait que ce sont jusqu’à présent les régions les plus riches qui ont été les plus touchées ». Une chance également soulignée dans un article du Telegraph, qui rappelle par ailleurs que « l’Allemagne a bénéficié d’un précieux délai supplémentaire pour s’organiser par rapport aux autres pays européens », et que « l’arrivée de l’épidémie via un petit groupe de jeunes skieurs fut un avantage décisif pour juguler la vague, là où le rassemblement évangéliste en France a accéléré sa dispersion et son impact ». 

Si bien que, pour Pierre Steinmetz, « il ne faudrait pas que cette crise inspire des réformes qui marqueraient un nouvel affaiblissement de l'État, dont la crise a montré qu'il était indispensable […] en particulier dans les États fédérés ». De fait, parallèlement à la démultiplication des appels en faveur d’une plus grande décentralisation dans les pays fortement centralisés, un nombre croissant d’observateurs déplorent les carences de l’État central dans les pays fédérés. 

Dans The Atlantic, l’éditorialiste Derek Thompson a ainsi décrit les effets de la pandémie aux États-Unis jusqu’à présent comme « une sorte de caricature grotesque du fédéralisme américain », les États étant « abandonnés à eux-mêmes » alors que « seul le gouvernement national peut superviser la réponse à une épidémie nationale en coordonnant la recherche sur la nature de la maladie, en imposant une régulation du dépistage et en utilisant sa puissance fiscale et monétaire pour stimuler l’économie ». De même, le professeur de droit à Harvard Noah Feldman déplore l’hétérogénéité des réponses apportées entre les États, qui certes pallient l’absence de l’administration centrale, mais font également courir un risque généralisé : « si certains États ou villes sont trop lents à contrôler le virus, cela finira par affecter tous les autres » - une situation ne pouvant faire l’économie d’une réponse coordonnée au niveau national. Une analyse également partagée en Suisse : Serge Gumy, le rédacteur en chef du journal La Liberté, constate en effet les effets néfastes de « l’éparpillement des réponses à la crise », pour conclure que « face à une pandémie mondiale, le fédéralisme apparait décidément comme un remède périmé ». Même en Allemagne, largement prise en modèle pour sa gestion de crise, l’autonomisation des réponses régionales fait l’objet de critiques croissantes et a engendré des tensions entre les entités fédérées et État fédéral mais également entre les Länder, notamment lorsque le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale a procédé à la fermeture unilatérale de ses frontières ou, plus récemment, à cause de « mesures de déconfinement trop différenciées, qui risquent de générer une dangereuse confusion » et une compétition entre Länder, comme le rapporte le journaliste au Monde Thomas Wieder. 

Aussi, pour Pierre Steinmetz, il faut se garder de « conclusions trop hâtives sur la valeur d’un système institutionnel » et, plus que jamais, « bien distinguer la qualité des décisions politiques prises et l'efficacité des appareils administratifs pour les mettre en œuvre ». 
 

Articles : 

« Annonces d’Édouard Philippe : déconfinement par département, tests massifs et déplacements limités », Le Monde

Edouard Husson, « Allemagne 1 / France 0 : ce que l’efficacité face au Coronavirus risque de changer aux rapports de force européens », Atlantico

Justin Huggler, « What Germany got right in the fight against coronavirus », The Telegraph

Patrick Roger, « Coronavirus : entre l’Etat et les collectivités locales, une coopération pas toujours tranquille », Le Monde

Christian Saint-Etienne, « La nécessaire restructuration de l’État français », Atlantico

Dominique Bussereau, « Coronavirus: la centralisation française, un « obstacle » face à la crise selon Bussereau », L’Express

Christopher DeMuth, « Trump Rewrites the Book on Emergencies », The Wall Stret Journal

Aziz Huq, « States can band together to fight the virus — no matter what Trump does », The Washington Post

François Musseau, « En Espagne, la décentralisation à l'épreuve du Covid-19 », Libération

Suhrith Parthasarathy, « Needed, greater decentralisation of power », The Hindu

Pierre Steinmetz, « Nos ratés face au Covid-19 n’ont aucun rapport avec un manque de décentralisation », Le Figaro

Benjamin Morel, Alexis Fourmont, Benoît Vaillot, « Pourquoi la décentralisation n'est pas un remède miracle contre le Covid-19 », The Conversation

Derek Thompson, « America Is Acting Like a Failed State », The Atlantic

Noah Feldman, « U.S. Federalism Isn’t Great at Handling Pandemics », Bloomberg

Serge Gumy, « L’union nationale a quelques fissures », La Liberté

Thomas Wieder, « Coronavirus : à l’heure du déconfinement, l’Allemagne divisée », Le Monde

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