La VigiElabe se penche cette semaine sur l’impact de la crise du Covid-19 sur les comportements de consommation. L’OFCE calcule que les Français, privés de la pleine possibilité de consommer en raison des mesures actuelles de confinement, devraient accumuler environ 55 milliards d'euros d'épargne durant la période de confinement. L’utilisation de cette épargne par les ménages pour consommer sera l’un des principaux leviers de la relance de l’économie. Une situation qui pose deux questions :  d’un point de vue quantitatif, les ménages retrouveront-ils leur pleine propension à consommer en sortie de crise ; et, d’un point de vue qualitatif, cette consommation sera-t-elle réorientée par la pandémie sur de nouveaux produits et services ? 

« Cette crise économique liée au Covid-19 a cela de spécifique que, née d’une crise sanitaire, elle résulte d’un arrêt forcé de la production et de la consommation. En ce sens, la consommation sera, de l’avis de nombreux économistes, l’un des principaux leviers de la reprise. Et ce d’autant plus que le ministère de l’Economie et des Finances estime à près de 100 milliards d’euros d’ici au mois de septembre le montant de l’épargne accumulée par les Français durant cette période. 
 
Toutefois, rarement une crise n’aura porté par son intensité autant de débats et de questionnements sur l’après. La consommation ne fait pas exception. Outre l’aspect quantitatif de la propension des ménages à consommer en sortie de crise - grandement corrélée à leur niveau de confiance et aux stimulus des États - c’est également le développement de pratiques de consommation nouvelles qui interrogent. 
 
À ce titre, il apparaît déjà clair que la tendance du local devrait s’accélérer, car elle répond à trois besoins renforcés par les circonstances : solidarité, protection et autonomie. Une autre évolution notable est bien entendu le boom du numérique et de ses usages pour la consommation. 
 
Combien d’autres transformations des tendances de consommation cette crise mettra-t-elle en exergue ? Et quelle en sera la pérennité ? Le niveau de confiance des ménages sera-t-il suffisant pour que la consommation l’emporte sur l’épargne ? C’est aux débats des économistes sur ces questions que cette VigiElabe est consacrée.
» 
 

Bernard Sananès, Président du cabinet d’études et de conseil ELABE 

 

 

Une épargne privilégiée sur la consommation ?


Dans un article du Figaro, le conseiller économique de l’Institut Montaigne, Eric Chaney, entrevoit deux scénari de sortie de crise : le premier est « un scénario optimiste, dans lequel l'excès d'épargne accumulé durant la période de confinement serait en partie consommé et où les dégâts subis par les entreprises seraient suffisamment limités pour que les projets d'investissement repoussés soient relancés » ; l’autre « pessimiste, où l'économie resterait durablement déprimée, à cause notamment d'un changement radical des modes de consommation ». Si les observateurs s’accordent pour dire qu’il est encore trop tôt pour trancher, la majorité des pronostics penchent plutôt pour la deuxième voie.  

De fait, McKinsey constate certes qu’aux États-Unis « des signes précurseurs indiquent un rebond des dépenses discrétionnaires en ligne pour certaines catégories de biens personnels (par exemple, les produits de soins personnels, le maquillage ou les produits non alimentaires pour enfants, etc.) » ; mais ce rebond semble ne concerner que la génération Z, la génération Y et les consommateurs à revenu élevé. Un constat assez similaire est fait en Chine où, même si le journaliste Claude Fouquet rapporte « une frénésie d'achats dans les magasins haut de gamme pour les Chinois aisés, […] comme ce fut déjà le cas en 2003 au sortir de la crise du SRAS », ces « revenge buying » (achats de compensation) semblent exclure la classe moyenne – qui tire pourtant la consommation chinoise :  dans un article du South China Morning Post, l’éditorialiste He Huifeng explique en effet qu’il est « peu probable que la classe moyenne chinoise, qui représente 400 millions de personnes, s’engage dans des achats de compensation de grande ampleur dans la mesure où, pour cette part de la population, cette crise brise l'idée-même que la vie s'améliorera toujours et que les revenus futurs seront toujours suffisants pour couvrir la hausse des dettes ». Ce pessimisme est également de mise au regard des précédents historiques : un article de Barron’s rappelle ainsi « qu’après la Grande Dépression des années 1930, les taux d'épargne personnelle aux États-Unis sont passés de presque rien à un record de 28%, parce qu'une génération entière “d’enfants de la dépression” s’est concentrée sur la préparation de prochains jours sombres ». Même prédiction pour Torsten Sløk, économiste en chef chez Deutsche Bank Securities, pour qui « le choc de la pandémie, couplé à la liquidation des marchés et aux pertes d'emplois, pourrait pousser les consommateurs à augmenter leur épargne, y compris ceux qui sont toujours en emploi ». De fait, selon l’article de Barron’s, les premières données américaines montrent que les consommateurs réduisent déjà leurs dépenses : le cabinet d'études Alexander Babbage rapporte que quelque « 40% de ceux qui sont confrontés à une perte de revenus en raison de la crise réduisent leurs achats, y compris pour les articles essentiels » ; et « même le consommateur chinois, inébranlable pendant la guerre commerciale, semble aujourd’hui vaciller, avec une croissance forte des défauts de paiement sur les cartes de crédit et autres dettes en février ». 

Pour les observateurs, deux principaux éléments seront déterminants pour la reprise de la consommation (outre, bien sûr, la durée de la crise). D’une part le niveau des stimulus des États et leur utilisation effective pour consommer. À cet égard, les premiers chiffres sont plutôt encourageants. En Australie, par exemple, une étude réalisée par Accenture il y a quelques jours montre que, grâce à au stimulus de 750$ donné aux ménages les moins riches, ceux-ci ont dépensé 14% de plus que d'habitude (une augmentation qui ne permet toutefois pas de compenser la baisse de consommation de -29% des revenus élevés). L’autre déterminant clef sera le niveau de confiance des ménages. A l’heure actuelle, les enquêtes font état d’un panorama plutôt mitigé. Dans une étude mondiale publiée il y a quelques jours, McKinsey constate que la confiance demeure relativement élevée en Chine et en Inde : dans ces pays, ils sont respectivement 53% et 56% à s’attendre à un « rebond économique dans les 2-3 mois suivi d’une période de croissance semblable à celle pré-crise ». En revanche cette proportion descend à 39% aux États-Unis et tombe à des niveaux inquiétants en Europe : 24% en Allemagne, 15% en France, en Espagne et au Royaume, 14% en Italie ; et près de 40% des Espagnols et 35% des Français s’imaginent a contrario que la crise va « avoir des effets durables et nous entraîner dans une longue récession ». 


Un accélérateur de transformations des comportements de consommation


Au-delà du niveau des dépenses, la question clef est de savoir si la crise emportera des transformations durables des comportements de consommation. Le confinement a bien sûr entrainé d’innombrables bouleversements dans les manières de consommer.  Une recherche menée par le Wall Street Journal les détaille, et montre en particulier – sans surprise – « une forte baisse des dépenses dans les hôtels, restaurants, bars, compagnies aériennes, loisirs, ventes de voitures et d’essence ». A contrario, de nombreux comportements de stockage ont aussi été constatés : pour Vicki Yeung, professeur à l'Université de Hong Kong, ceux-ci correspondent à un mécanisme de « conformité informationnelle » : « lorsque les gens sont dans une situation d’incertitude et de manque d’information, ils ont tendance à suivre le comportement du groupe et à s’y conformer aveuglément ». Ces comportements concernent bien sûr en priorité les produits alimentaires et d’hygiène, mais aussi, selon le Wall Street Journal, les achats d’armes et de munitions dans le cas des États-Unis – leurs ventes ont presque quadruplé sur la période par rapport à l’année dernière. L’impact de ces comportements de « consommation de crise » dépendra « de la durée de la crise et de l’éventuelle survenue de nouvelles vagues de contaminations », comme l’explique le professeur d’Économie à l’Université du Michigan, Charley Ballard : « plus la période de confinement se prolongera et/ou se répétera, plus les transformations de la psychologie du consommateur seront profondes ».  

Toutefois, au-delà de ces comportements spécifiques à la crise, un consensus s’établit pour dire que la pandémie devrait « accélérer les changements dans les pratiques de consommation qui s’opéraient déjà avant l’apparition du Covid-19 », comme l’explique notamment Julien Bouillé, chercheur en comportement du consommateur. Les observateurs mettent l’accent sur 3 tendances clefs. 

La première tendance est un nouveau boom du numérique et de ses usages pour la consommation. Dans une interview au Wall Street Journal, Hal Lawton, ancien directeur de Macy’s, affirme qu’il s’agit de la phase « d'adoption des nouvelles technologies la plus rapide depuis la sortie du premier Iphone en 2007 ». De fait, en France par exemple, le e-commerce a connu une croissance « jamais vue » selon Daniel Ducrocq, spécialiste de la grande distribution chez Nielsen : « les livraisons à domicile ont progressé de 77,5 %, les ventes du drive de 78,3 %, et la part du e-commerce pour les produits de grande distribution est passée de 6% à 10,6% » - une augmentation « qui devrait être permanente, comme ce fut le cas en Asie après l’épidémie de SRAS ». Même constat en Chine : McKinsey rapporte ainsi par exemple que la part des consommateurs de plus de 45 ans utilisant le commerce électronique a augmenté de 27% de janvier à février 2020 – et il faut s’attendre à ce que « une fois acclimatés à ces nouveaux modèles de consommation numérique, une part importante d’entre eux conserveront ces pratiques ». 

Parallèlement à ce recours croissant au numérique pour la consommation, les études font état d’un souhait croissant de proximité : une étude BNP-Paribas/Ifop publiée il y a quelques jours montre ainsi par exemple que « plus d’un quart des Français (27%) indiquent se rendre davantage dans les commerces de proximité », à la fois par solidarité pour les acteurs de l’économie locale (65%) mais aussi par souhait de « réorienter leur consommation vers des produits plus locaux » (57%).  Et près de 35% des personnes interrogées disent vouloir « davantage fréquenter les commerces de proximité à l’issu du confinement ». L’effet pourrait être similaire en Chine, selon un article des Echos, « pays jusqu'alors friand de produits étrangers » qui pourrait à présent « se réorienter vers une consommation plus locale ». 

Cette crise devrait également renforcer l’attention des consommateurs sur l’impact sanitaire de leur consommation. La directrice du pôle Consommation au Crédoc, Pascale Hebel, explique ainsi dans une interview que partout dans le monde, cette crise « va accélérer l’attention aux questions de santé dans la consommation, déjà observée chez les jeunes : les gens veulent de la volaille nourrie aux grains, des aliments riches en Omega 3 aux vertus immunitaires, et le bio explose ». En Chine, cela se traduit notamment par une forte croissance des produits enrichis en vitamine, comme le rapporte une étude.  

S’il demeure difficile de savoir à quel point ces tendances sont vouées à perdurer, cette crise constitue quoi qu’il en soit une période d’ouverture au changement soulignée par de nombreuses enquêtes. Une étude réalisée par Mindshare montre ainsi que près de deux tiers des consommateurs américains se disent « privés de l’accès à au moins une de leurs marques préférées et doivent ainsi se reporter sur d’autres marques ou services ». Et, selon une autre étude réalisée par le cabinet McKinsey, « la moitié des consommateurs ayant dû changer de marque ou de prestataire à cause du coronavirus disent avoir l’intention de faire perdurer ces changements après la crise ». Des cartes rebattues qui, selon le cabinet, imposent plus que jamais aux entreprises de rechercher « des moyens d’observer continuellement le pouls du sentiment des consommateurs » et « d’adopter une innovation agile pour faire face à l'évolution de la situation des clients » - autant d’efforts qui pourraient leur permettre de « conquérir des avantages durables ». 


LIENS DES ARTICLES : 


Département analyse et prévision de l’OFCE, « Évaluation au 20 avril 2020 de l'impact économique de la pandémie de COVID-19 et des mesures de confinement en France », OFCE
https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief66.pdf

Xavier Timbeau, « Sortie de crise : « La consommation de l’épargne sera le principal levier de la relance économique », Marianne
https://www.marianne.net/economie/sortie-de-crise-la-consommation-de-l-epargne-sera-le-principal-levier-de-la-relance

Anne de Guigné, « Économie: une forme de reprise déterminée par l’évolution de l’épidémie », Le Figaro
https://www.lefigaro.fr/conjoncture/economie-une-forme-de-reprise-determinee-par-l-evolution-de-l-epidemie-20200414

Matt Wade, « As high income shoppers cut back, the less well off spend up », Sydney Morning Herald
https://www.smh.com.au/business/the-economy/as-high-income-shoppers-cut-back-the-less-well-off-spend-up-20200408-p54ibu.html

He Huifeng, « Coronavirus: China’s economy unlikely to be saved by ‘revenge spending’ as worried consumers emerge from lockdowns », South China Morning Post
https://www.scmp.com/economy/china-economy/article/3080056/coronavirus-chinas-economy-unlikely-be-saved-revenge-spending

Claude Fouquet, « Déconfinement : les consommateurs chinois semblent pris d'une frénésie de haut-de-gamme », Les Echos
https://www.lesechos.fr/monde/chine/deconfinement-les-consommateurs-chinois-semblent-pris-dune-frenesie-de-haut-de-gamme-1194705

Reshma Kapadia, « Get Ready for a Postcoronavirus World. The Economy Will Never Be the Same. », Barron’s
https://www.barrons.com/articles/how-the-coronavirus-crisis-is-changing-consumers-and-businesses-51586533282

Shruti Bhargava, « Survey: US consumer sentiment during the coronavirus crisis », McKinsey
https://www.mckinsey.com/business-functions/marketing-and-sales/our-insights/survey-us-consumer-sentiment-during-the-coronavirus-crisis

« U.S. consumer sentiment falls to 3-year low amid COVID-19 crisis: survey », Xinhua
http://www.xinhuanet.com/english/2020-03/28/c_138924297.htm

Richard Curtin, « Reduced consumer spending will outlast coronavirus », Michigan News
https://news.umich.edu/reduced-consumer-spending-will-outlast-coronavirus/

Richard Cordray, « Three reasons consumers can’t bring the economy back from covid-19 », The Washington Post
https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?next_url=https%3a%2f%2fwww.washingtonpost.com%2fopinions%2f2020%2f04%2f15%2fthree-reasons-consumers-cant-bring-economy-back-covid-19%2f

Cissy Zhou, « Coronavirus: from China to the US, consumer behaviour radically altered as world retreats into ‘survival mode’ », South China Morning Post
https://sg.news.yahoo.com/coronavirus-china-us-consumer-behaviour-054222944.html

Julien Bouillé, « Le confinement va-t-il modifier notre façon de consommer ? », Ouest France
https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-le-confinement-va-t-il-modifier-notre-facon-de-consommer-6807295

Joe Mandese, « Mindshare Finds Pandemic Impacting Brand Access, Loyalty: Many Americans Say They'll Continue Using New Brands », MediaPost
https://www.mediapost.com/publications/article/350259/mindshare-finds-pandemic-impacting-brand-access-l.html

Shruti Bhargava, « Survey: US consumer sentiment during the coronavirus crisis », McKinsey
https://www.mckinsey.com/business-functions/marketing-and-sales/our-insights/survey-us-consumer-sentiment-during-the-coronavirus-crisis

« Logement, Consommation, Travail : face au confinement, les Français s’adaptent et en profitent pour revoir leurs habitudes », BNP-Paribas/Ifop
https://presse.realestate.bnpparibas.fr/etude-ifop-confinement-logement-conso-travail/

Rachel Diebner, « Adapting customer experience in the time of coronavirus », McKinseyhttps://www.mckinsey.com/business-functions/marketing-and-sales/our-insights/adapting-customer-experience-in-the-time-of-coronavirus

Gwynn Guilford, « Guns, Groceries and News: What Sells in a Pandemic—and Doesn’t », The Wall Street Journal
https://www.wsj.com/articles/groceries-guns-and-news-what-sells-in-a-pandemicand-what-doesnt-11585042200

Daniel Ducrocq, « La grande distribution accélère sa mue », Decideurs Magazine
https://www.magazine-decideurs.com/news/la-grande-distribution-accelere-sa-mue

Sarah Nassauer, « Tractor Supply CEO Talks Pet-Food Hoarding During the Pandemic », The Wall Street Journal
https://www.wsj.com/articles/tractor-supply-ceo-talks-pet-food-hoarding-during-the-pandemic-11586355127

Pascal Hebel, « La santé va être au cœur de la consommation », Le Républicain Lorrain
https://www.republicain-lorrain.fr/france-monde/2020/04/19/la-sante-va-etre-au-coeur-de-la-consommation

Peter Peverelli, « How Covid-19 might shape consumer trends in China », Just Food 
https://www.just-food.com/comment/how-covid-19-might-shape-consumer-trends-in-china_id143515.aspx

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