La #VigiElabe se penche cette semaine sur la croisée des chemins économiques face à laquelle nous place cette crise du Covid-19. Inédites par leur ampleur, les mesures de relance et de soutien déployées par les gouvernements pourraient néanmoins, selon de nombreux économistes, s’avérer insuffisantes et risquer d’entraîner les dettes souveraines à des niveaux non-soutenables. Une perspective qui imposera alors de faire des choix entre les secteurs et catégories d’individus à aider en priorité – choix qui détermineront durablement la direction prise par les économies.

« La crise sanitaire du Covid-19 est historique. La crise économique mondiale qu’elle entraîne dans son sillage promet de l’être tout autant, selon de nombreux observateurs. Les gouvernements des économies avancées mettent donc parallèlement en œuvre des mesures de soutien pour faire face aujourd’hui, et des plans de relance pour préparer demain. 

Pourtant, des économistes estiment que ces dépenses colossales – le FMI estime que 8.000 milliards de dollars d’aides ont été entérinées au niveau mondial – pourraient s’avérer insuffisantes et risquent d’entrainer les dettes souveraines à des niveaux non-soutenables. Et les modalités d’allocations de ces aides financières ne bénéficient pas, malgré l’ampleur de la crise, d’une union sacrée. La question la plus discutée est, sans conteste, celle du fléchage des aides en priorité aux secteurs compatibles avec la transition écologique.

En témoigne en France les vifs débats sur les 20 milliards d’euros – prévus par le deuxième projet de loi de finances rectificative pourtant adopté à une quasi-unanimité par l’Assemblée nationale – pour recapitaliser les grandes entreprises stratégiques, et dont certains élus et organisations dénoncent l’absence de contreparties environnementales.

Car malgré les incertitudes qui demeurent nombreuses, il apparaît déjà clairement que les décisions, prises aujourd’hui dans une situation d’urgence, détermineront durablement les directions des économies dans le monde « d’après ». 

Elabe s’est donc attelé cette semaine à un état des lieux des réflexions des économistes à travers le monde sur cette croisée des chemins face à laquelle nos économies se trouvent. »
 

Introduction de Bernard Sananès, Président du cabinet d’études et de conseil Elabe 

 

Une urgence : soutenir les particuliers et relancer la demande


Un consensus s’établit pour faire de l’aide aux particuliers et d’une stimulation de la demande la première urgence des politiques publiques. Beaucoup de pays ont assoupli leurs règles d’assurance chômage et mis en place des mesures de chômage partiel, dont la pertinence et l’efficacité est largement louée par les observateurs. Dans un article de The Conversation, l’économiste Céline Soulas vante ainsi les mérites de « ce dispositif qui permet tout en même temps de relancer l'offre et la demande, en garantissant un revenu aux salariés permettant une reprise rapide de la consommation tout en préservant l’appareil productif ». Cet enthousiasme pour le chômage partiel est partagé par le financier Sameer Butt, qui publie dans The Independent une tribune dans laquelle il fustige a contrario la voie empruntée jusqu’à présent par les États-Unis, où « les Américains sont contraints de se contenter de la promesse d'un paiement maximal unique de 1200 $, que de nombreuses personnes ne parviendront pas à toucher et qui s’avèreront largement insuffisants pour d’autres ». Une autre voie de soutien de la demande, très discutée, consiste à appliquer la théorie de la « monnaie hélicoptère », pensée originellement par Milton Friedman. Celle-ci consiste à « faire imprimer de l’argent par une banque centrale et de le distribuer directement aux ménages pour relancer l’économie », comme l’explique l’économiste Laurence Daziano. Nombre d’États réfléchissent actuellement à mettre en œuvre un tel levier, moins comme une mesure de soutien urgent aux ménages – comme c’est le cas aux États-Unis – que comme un moyen de relancer la demande en sortie de pandémie. Outre de constituer un stimulus concret et rapide, « le grand mérite de cette mesure est », pour l’économiste Julien Damon, de « restaurer la confiance des ménages, pour qui les milliers de milliards des plans de relance ne disent concrètement rien, alors qu’un virement sur son compte en banque dit la réalité d'une politique de soutien ». Toutefois, au-delà de la difficulté technique pour une banque centrale de verser directement de l’argent aux consommateurs, les économistes ne sont pas d’accord entre eux sur les résultats d’un telle politique : l’argent pourrait en effet terminer en épargne ou, comme l’a souligné la cheffe économiste de l’OCDE Laurence Boone dans une interview, servir à « payer les frais médicaux engagés durant la crise ou rembourser des dettes ». 

 

Un enjeu clef : cibler les entreprises bénéficiaires


Du côté des entreprises, le débat principal concerne le ciblage des mesures de soutien. De fait, comme l’explique l’économiste Dany Lang, « si le but est d’arroser l’économie sans discernement, de socialiser les pertes et privatiser les profits, cela ne servira à rien ». Une crainte également formulée par Neil Barofsky, ancien inspecteur général du Troubled Asset Relief Program américain lors de la crise de 2008, qui met en garde dans un article du New York Times contre la possibilité que « ces trilliards d’aide gouvernementale ne soient volés, gaspillés ou donnés à des amis politiques », et invite à la mise en place de « chiens de garde » et à un « contrôle strict de la redistribution des fonds ». Il s’agira bien sûr dans les prochaines semaines d'avoir « une meilleure compréhension des impacts sectoriels pour voir qui souffre le plus et moduler les aides », comme l’explique le président de l’OFCE Xavier Ragot. Mais cette crise est aussi largement abordée par les observateurs comme un moment décisif pour réorienter l’économie. D’abord en favorisant, par exemple, les entreprises nationales. Aux États-Unis, par exemple, les croisiéristes ont d’ores et déjà été exclus des plans de relance pour ce motif. Comme l’explique un article du New York Times, « si les principales compagnies de croisière ont leur siège social à Miami, elles payent toutes leurs impôts dans d’autres pays : Royal Caribbean est une compagnie de droit Libérien, Norwegian est basée aux Bermudes et Carnival au Panama ». Une exclusion qui a provoqué un tollé, dans la mesure où le secteur promet déjà d’être gravement affecté par la crise. Une autre question concerne le sauvetage d’entreprises qui se trouvaient déjà en difficulté avant la crise. C’est là encore un enjeu clef aux États-Unis, où de nombreuses entreprises du retail « comme Macy's, Gap or J.C. Penney, qui ont accusé de fortes baisses de trafic dû à la concurrence avec les ventes en ligne, sont dans une situation de fragilité telle qu’elles ne pourraient pas être en mesure de rembourser le gouvernement », comme le relate un article du Washington Post. La Fed doit donc « trouver un équilibre entre le désir de limiter la calamité économique de la pandémie et la nécessité de protéger l'argent des contribuables ». 

Mais la question la plus discutée est sans conteste celle du fléchage des aides en priorité aux secteurs compatibles avec la transition écologique. À cet égard, cette pandémie est à la fois considérée comme un risque et une opportunité. Un risque au regard du précédent de 2008, durant lequel « le climat avait soudainement dégringolé dans les bas-fonds des priorités en raison de l’urgence économique », comme le rappelle l’éditorialiste canadien François Cardinal. De fait, l’économiste Patrice Geoffron explique dans une interview que, côté américain, « certains signes actuels ne vont pas dans le bon sens […] : l’Agence américaine de l’environnement venant par exemple d’émettre un décret permettant à des entreprises polluantes de déroger à des contraintes environnementales pour faire face à la crise ». Même crainte côté chinois où, selon un article du South China Morning Post, la relance devrait passer par de nombreux projets d’infrastructures fortement émetteurs – dont la construction de nouvelles capacités charbon. Pourtant, la période constitue également une « formidable opportunité », dans la mesure où, comme le souligne le directeur de l’Agence Internationale de l’Énergie Fatih Birol, « les plans de relance déjà entérinés sont d’une ampleur qui n’arrive qu’une fois par siècle et vont durablement donner forme au monde dans lequel nous allons vivre ». De fait, comme le précise le chercheur Jean-Christophe Graz, « les dépenses budgétaires déjà engagées pour répondre au Covid correspondent souvent à plusieurs années de financement de la transition écologique, même estimée au plus haut à 2,5% du PIB par an » - l’Allemagne arrivant en tête, avec « l’équivalent de 8 années de programmes de transition écologique déjà mis sur la table ». La semaine dernière, 12 ministres européens chargés de l’environnement (dont la française Élisabeth Borne) ont appelé la Commission européenne à « profiter de la relance pour accélérer la transition verte de façon efficace » - mais l’ampleur de ce mouvement demeure incertaine. 


Un risque pesant sur les dettes souveraines


Bien que colossaux, les plans de relance et mesures de soutien à l’Économie déjà entérinés par les États risquent de s’avérer insuffisants. Une situation qui va aggraver l’endettement de nombreuses économies dans des proportions vertigineuses. Selon les dernières projections du FMI publiées ce mercredi 15 avril, la dette publique mondiale en pourcentage du PIB pourrait passer de 83,3% à 96,4% entre 2019 et 2020, soit une hausse de 13 points. En Italie, les seuls plans de relance déjà actés devraient faire passer la dette publique de 134,8% à 155,5%. En France, le FMI prévoit une hausse de la dette d'environ 17 points, passant de 98,5% à 115,4%. Aux États-Unis, l’économiste Phil Gramm met en garde sur la situation dans un article du Wall Street Journal : « les plans de relance déjà décidés par Washington augmenteront les dépenses fédérales de moitié, quadrupleront le déficit, sont équivalentes à deux fois les recettes fiscales existantes et déclencheront la plus grande expansion monétaire depuis la guerre civile » ; tant et si bien que, selon l’auteur, « il est probable que tout stimulus supplémentaire nuirait davantage à la reprise qu'il ne contribuerait à lisser la crise ». En Chine, selon le chercheur à Oxford Louis Kuijs, « les marges de manœuvre de Pékin se rétrécissent constamment, vu le niveau d'endettement déjà élevé du pays et les risques d'instabilité financière ». L’endettement devrait également atteindre des sommets au Japon – pays ayant déjà le taux d’endettement public le plus élevé au monde, à 237% du PIB.  Un article de Foreign Policy titrant « Le Japon teste les limites de l’économie pandémique » s’interroge sur l’effet que pourra avoir son nouveau programme d’aide de 1.000 milliards : sans conclure définitivement, ce poids supplémentaire couplé à une baisse des rentrées fiscales pourrait, explique l’article, constituer un fardeau difficilement soutenable. Plusieurs économistes, à l’instar de Céline Soulas, s’inquiètent en outre d’un risque « d’effet d’éviction » : « passer un certain seuil d’endettement public, les ménages et les entreprises anticipent des restrictions budgétaires et font face à cette incertitude en substituant consommation et investissement par de l'épargne ». 


Face à ces risques, plusieurs observateurs militent pour un recours préférentiel à la planche à billet, à l’instar de Michel Aglietta, pour qui « il importe de ne pas reproduire les erreurs de 2008 en créant plus de dette pour résoudre une crise financière provoquée par un excès de dettes », et au contraire « protéger les citoyens par des apports directs de monnaie et les PME par un moratoire temporaire sur l'endettement ». L’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran défend une position similaire, exhortant à « élaborer un mécanisme qui permette de soutenir l’économie de manière puissante et coordonnée, sans passer par un endettement excessif des États » ; dans le cas de l’Europe, il revient ainsi à la BCE, selon l’auteur, « d'intervenir directement pour aider États, ménages et entreprises ». Enfin, une autre solution est envisagée par certains : celle d’un moratoire voire d’une annulation pure et simple de dettes étatiques. Si cette solution hétérodoxe « parait difficilement envisageable pour les économies avancées », selon Céline Soulas, les ministres des Finances du G20 se sont mis d’accord ce mercredi sur une suspension partielle de la dette de 77 États à bas revenus (soit 14 milliards de dollars sur les 32 milliards de dettes contractés). Une nécessité absolue pour ces pays que « la crise touchera sur tous les fronts », comme l’explique Mari Pangestu dans The Telegraph, et où « la crise économique et humanitaire qui suivra la pandémie pourrait s’avérer plus dévastatrice encore que le virus ». 

Liens des articles : 

Zachary Sherwood, « What to Know in Washington », Bloomberg
https://about.bgov.com/news/what-to-know-in-washington-trump-backs-off-total-authority/

Céline Soulas, « Relance économique : gare à l’effet d’éviction ! », The Conversation
https://theconversation.com/relance-economique-gare-a-leffet-deviction-135381

Sameer Butt, « As a former Wall Street trader, I was horrified by the CARES Act. Here's what should have been in Trump's stimulus package », The Independant
https://www.independent.co.uk/voices/trump-coronavirus-stimulus-package-cares-act-congress-a9456311.html

Julien Damon, « Contre la dépression économique, la monnaie hélicoptère », Le Point
https://www.lepoint.fr/invites-du-point/julien-damon/damon-contre-la-depression-economique-la-monnaie-helicoptere-30-03-2020-2369343_2968.php

Laurence Daziano, « Tuer le virus, puis relancer l'économie ! », La Tribune
https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/tuer-le-virus-puis-relancer-l-economie-842341.html

Dépêche AFP, « De l'argent "par hélicoptère" pour relancer la croissance après le Covid-19? », Challenges
https://www.challenges.fr/economie/de-l-argent-par-helicoptere-pour-relancer-la-croissance-apres-le-coronavirus_704017

Dany Lang, « Les secteurs d’utilité publique devraient être socialisés », L’Humanité 
https://www.humanite.fr/dany-lang-economiste-les-secteurs-dutilite-publique-devraient-etre-socialises-687028

Neil Barofsky, « Why We Desperately Need Oversight of the Coronavirus Stimulus Spending », New York Times
https://www.nytimes.com/2020/04/13/opinion/coronavirus-stimulus-oversight.html

Jonathan Wolfe, « Cruise Lines Were Shut Out of the Stimulus. Here’s Why. », The New York Times
https://www.nytimes.com/2020/04/08/travel/cruises-coronavirus-stimulus.html

Peter Whoriskey, « Retailers employ millions. But the government’s rescue could leave out some of the biggest names », The Washington Post
https://www.washingtonpost.com/business/2020/04/07/bailout-retail-cares-act/

François Cardinal, « Le climat : victime de la pandémie », La Presse
https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/202004/14/01-5269350-le-climat-victime-de-la-pandemie-1.php

Valérie Laramée, « Les appels en faveur de plans de relance verts se multiplient en Europe », Euractiv
https://www.euractiv.fr/section/developpement-durable/news/les-appels-en-faveurs-de-plans-de-relance-verts-se-multiplient-en-europe/

Jean-Christophe Graz, « La transition socio-écologique sera-t-elle la grande oubliée de la relance post-Covid ? », The Conversation
https://theconversation.com/la-transition-socio-ecologique-sera-t-elle-la-grande-oubliee-de-la-relance-post-covid-135231

Fabrice Pouliquen, « Coronavirus : Faut-il faire de l’action climat la clef de voûte des plans de relance ? », 20 minutes
https://www.20minutes.fr/planete/2751795-20200401-coronavirus-faut-faire-action-climat-clef-voute-plans-relance

Eecho Xie, « China’s US$7 trillion spending spree aims to save economy – but will its reliance on fossil fuels put the planet at risk ? », South China Morning Post
https://www.scmp.com/news/china/society/article/3076463/chinas-us7-trillion-spending-spree-aims-save-economy-will-its

Daniel Boffey, « Amsterdam to embrace 'doughnut' model to mend post-coronavirus economy », The Guardian
https://www.theguardian.com/world/2020/apr/08/amsterdam-doughnut-model-mend-post-coronavirus-economy

Erika Werner, « Worried that $2 trillion law wasn’t enough, Trump and congressional leaders converge on need for new coronavirus economic package », Washington Post
https://www.washingtonpost.com/us-policy/2020/04/06/trump-democrats-coronavirus-stimulus-trillion/

Grégoire Norman, « COVID-19 : le FMI anticipe une forte hausse de la dette publique mondiale », La Tribune
https://www.latribune.fr/economie/international/covid-19-le-fmi-anticipe-une-forte-hausse-de-la-dette-mondiale-845124.html

William Sposato,« Japan Is Testing the Limits of Pandemic Economics, Foreign Policy »
https://foreignpolicy.com/2020/04/10/coronavirus-stimulus-japan-is-testing-the-limits-of-pandemic-economics/

Phil Gramm et Michael Solon, « More ‘Stimulus’ Would Crush the Recovery », The Wall Street Journal
https://www.wsj.com/articles/more-stimulus-would-crush-the-recovery-11586882680

Frank Tang, « Coronavirus: China claims stimulus ‘10 times more efficient’ than US Fed, as new loans top US$1 trillion », South China Morning Post
https://www.scmp.com/economy/china-economy/article/3079423/coronavirus-china-claims-stimulus-10-times-more-efficient-us

Jézabel Couppey-Soubeyran, « La « monnaie hélicoptère » ou le désastre », L’Obs
https://www.nouvelobs.com/economie/20200330.OBS26781/tribune-la-monnaie-helicoptere-ou-le-desastre.html

Mari Pangetsu, « For the poorest countries, the full danger from coronavirus is only just coming into view », The Telegraph
https://www.telegraph.co.uk/global-health/science-and-disease/poorest-countries-full-danger-coronavirus-just-coming-view/

 

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