Associé chez PwC, Jean-Luc Placet décrit comment le numérique transforme le métier de dirigeant. Il plaide pour un humanisme de l’ère numérique. 

SOCIÉTAL - Les technologies numériques bouleversent-elles le métier de dirigeant ? 

Jean-Luc Placet - Les nouvelles technologies ont un impact considérable sur la manière de diriger une entreprise. La gestion des données est devenue un enjeu essentiel pour les directions générales. Ce phénomène s’est accéléré de manière spectaculaire depuis trois ans. Nous sommes à l’aube de changements spectaculaires. L’exigence financière est bien entendu toujours présente. Les patrons vivent sous le diktat de l’impératif financier depuis quarante années. Mais le niveau d’exigence s’est élevé. Les salariés et les nombreuses parties prenantes qui se font de plus en plus entendre, ont accès à une masse d’informations considérable. Ils peuvent tout savoir. 

Quelles sont les nouvelles exigences qui s’imposent aux dirigeants ? 

Les notions d’exigence, de vitesse, de transparence, de vigilance et de confiance sont devenues essentielles. Le temps des plans à 5 ans est révolu. Aujourd’hui, il est difficile de prévoir ce qui va se passer dans 18 mois. Le dirigeant ne peut plus être pétri de certitudes. Il doit diriger dans l’incertitude. Les dirigeants ne peuvent plus travailler en solitaire, en homme ou femme unique et providentiel, se contenter d’avoir des flashs et prendre des décisions fondées sur leurs seules convictions et intuitions, les politiques aussi d’ailleurs. 

Mais les dirigeants sont très souvent de fortes personnalités… 

J’ai connu des dirigeants qui étaient de fortes personnalités. Je me souviens que des collaborateurs avaient bloqué les portes de l’ascenseur avec des poubelles après avoir vu leur président sortir de son bureau. Ils voulaient lui éviter d’attendre. Cela peut paraître anecdotique. Mais ce genre d’attitude fait un peu vieille société ! La société a changé. Certains comportements ne sont plus tolérés. Un dirigeant ne doit pas accepter certaines attitudes de la part de ses collaborateurs. Il ne peut pas imposer à ses équipes des règles qu’il ne respecte pas. 

Carlos Ghosn était un patron tout puissant quand il présidait l’Alliance Renault-Nissan. Est-il le modèle à suivre ? 

Carlos Ghosn incarne un certain type de patron classique, providentiel et dépassé. 

Un patron qui dirige une entreprise depuis 10 ans ou plus est-il encore opérationnel ? 

Même s’il a réussi, le dirigeant doit désormais conforter ses intuitions en recherchant et en vérifiant des informations très diverses avant de prendre des décisions. 

Quel est le rôle du dirigeant à l’ère de la mondialisation numérique ? 

Le dirigeant doit avoir une vision et la faire partager. Il dispose pour cela de moyens extraordinaires grâce au numérique. Mais ces moyens peuvent se retourner contre lui s’il ne partage pas les informations dont il dispose avec ses équipes et les salariés. 

Quel est l’apport du numérique ? 

Son impact est colossal. Il permet d’échanger les informations, de travailler en collectif, de vérifier comment les informations sont comprises, partagées et acceptées. Le nombre de personnes qui connaissent les informations permettant de prendre une décision est beaucoup plus élevé qu’il y a quelques années. 

Mais les salariés de niveau N-3 ne disposent pas d’informations sur la manière dont les décisions sont prises… 

Ces collaborateurs n’ont pas plus d’informations sur le pourquoi des décisions qu’avant mais ils participent beaucoup plus qu’avant à la mise en place de ce qui a été décidé. Le dirigeant d’un constructeur automobile ou d’une banque doit se demander comment les salariés de tel ou tel service vont réagir à sa décision. 

Les dirigeants sont-ils préparés à travailler en équipe ? 

Les dirigeants sont souvent diplômés des grandes écoles. Ils sont issus d’un système scolaire très sélectif fondé sur le succès individuel. Ils ont donc le même comportement dans l’entreprise. Pendant très longtemps, les écoles de commerce ont enseigné les « hard skills » et un peu l’art du commandement. Elles ont ignoré les « soft skills », c’est-à-dire le comportement, l’impact, l’écoute, le travail en collectif, l’échange d’informations, le respect des idées des autres. Ce que j’appelle l’humanisme. Elles commencent à changer. Elles font faire des stages à leurs étudiants qui peuvent ainsi découvrir combien les hommes et les femmes ont un rôle essentiel dans l’entreprise. Mais elles doivent encore beaucoup évoluer et accomplir une véritable révolution intellectuelle. 

Qu’apporte le travail collectif ? 

Le succès d’une entreprise dépend de la qualité du travail en équipe. Le travail collectif joue un rôle fondamental dans la prise de décision. Il permet de relativiser, de séparer le bon grain de l’ivraie, de se protéger des « fake news ». Le chef d’entreprise ne peut pas se contenter d’avoir une approche technique des dossiers. Il a besoin que ses collaborateurs lui donnent des explications et des justifications. Les chiffres doivent être tamisés à l’aune de l’homme qui va les utiliser, les évaluer, les juger, les analyser pour comprendre les conséquences sur l’organisation et la création de nouveaux produits. Le dirigeant en a d’autant plus besoin que la rapidité de l’information est un enjeu majeur dans la prise de décision et qu’il doit redoubler de vigilance. 

Un dirigeant peut-il encore imposer ses décisions sans explication ? 

Un dirigeant doit s’interroger pour savoir si l’entreprise qu’il dirige a une culture adaptée aux évolutions stratégiques qu’il souhaite prendre. Le groupe Total l’a bien compris. Un grand groupe français a, par exemple, accepté que les équipes de PwC recueillent des informations auprès de 250 groupes de salariés dans le monde afin de capter leurs idées et leurs impressions. Il y a dix ans, le dirigeant de ce groupe aurait imposé sa décision. 

Quel est l’objectif de cette démarche ? 

Les salariés ont pu comprendre pourquoi les décisions étaient prises, comment leur travail était modifié. Ils ont pu faire passer leurs idées, identifier les gains et les pertes, les gagnants et les perdants. Il ne suffit plus de faire des calculs économiques pour prendre des décisions. La rationalité ne doit pas être le seul paramètre de la prise de décision. Une usine qui connaît des difficultés, peut ne pas être systématiquement fermée. Jean-Domnique Senard, alors président de Michelin, a ainsi décidé d’accorder un sursis de deux ans à une usine américaine en difficultés spécialisée dans la fabrication de pneus pour camions. Les faits lui ont donné raison 18 mois plus tard. 

Le numérique prépare-t-il l’avènement des robots et des machines intelligentes ? Est-ce la fin des relations personnelles ? 

Le numérique est un humanisme. Il ne sépare pas les Hommes. Il nous contraint au contraire à échanger. Le dirigeant ne peut plus vivre dans un olympe. Il doit partager ses doutes et ses réflexions tant la masse d’informations est grande sur des sujets de plus en plus variés. Il doit avoir un comportement d’humaniste à l’écoute des autres. Si on réfléchit bien, jamais l’individu n’aura autant eu les moyens de se défendre que depuis l’avènement du numérique. Dans quel autre contexte une écolière suédoise aurait-elle pu mobiliser les jeunes du monde entier pour le climat ? Quand bien même un choc passerait les mailles du filet, l’humain possède aujourd’hui des capacités de réaction et d’organisations sans précédent. À lui d’être à l’écoute des signaux que charrie le numérique. 

L’intelligence artificielle va-t-elle permettre d’éviter de prendre de mauvaises décisions ? 

L’intelligence artificielle n’est pas infaillible. Elle est un formidable facilitateur. Elle ne remplacera jamais l’esprit critique des hommes et des femmes qui est indispensable pour prendre les bonnes décisions. Une société comme la nôtre dans laquelle tout le monde a accès à tout est une société qui va vite. Puisqu’il est facile de comparer, d’évaluer, de trouver des réponses, le vrai risque n’est plus de prendre de mauvaises décisions mais de sortir du jeu. 

Les algorithmes sont-ils les nouveaux maîtres de l’entreprise ? 

Absolument pas. Prenons la profession d’audit et de commissariat aux comptes. Les commissaires aux comptes sont des tiers de confiance. Ils travaillent avec des échantillons de chiffres à partir d’une certaine taille d’entreprise. Ils pourraient donc craindre l’arrivée de l’intelligence artificielle en expliquant qu’elle risque de faire disparaître « les petites mains » de la profession. L’associé responsable de cette activité chez PwC a parfaitement réagi face à cette menace potentielle. Il a constitué une équipe d’experts qui sont capables d’analyser les algorithmes utilisés par ses clients. Ses collaborateurs procèdent par sondage. 

Les managers et de nombreux professionnels vont-ils être remplacés par des algorithmes ? 

Certains experts nous prédisent le pire. L’intelligence artificielle serait un nouveau Léviathan, un monstre détruisant les emplois. Les avocats seraient réduits à des tâches mécaniques puisque la jurisprudence est analysée par des algorithmes. Je ne crois pas du tout que nous allons assister au triomphe de la machine et de la technique. Je crois, au contraire, que l’entreprise ne peut fonctionner que si les dirigeants sont animés d’un esprit critique surtout et de bienveillance donc d’humanisme. 

Comment ce nouvel humanisme s’exprime-t-il ? 

Cet humanisme se caractérise, par exemple, par la capacité à comprendre les situations. Les dirigeants doivent en effet faire face à un nombre grandissant d’acteurs qui passent au crible leurs décisions ou ne les comprennent pas. Les jeunes, les managers intermédiaires qui s’interrogent sur leur place dans l’entreprise car ils ne sont plus les seuls à détenir l’information comme il y a quelques années. Qu’il soit aux commandes d’une petite, d’une moyenne ou d’une grande société, le dirigeant doit accepter les personnes, les écouter, les rabrouer. Il doit aimer les gens. 

Quel dirigeant incarne cet humanisme ? 

Jean-Dominique Senard, président du conseil d’administration de Renault. C’est un grand dirigeant parce qu’il a un esprit critique et l’intelligence des situations, parce que sa démarche personnelle est exemplaire. Il exige des collaborateurs ce qu’il exige de lui-même. 

Le numérique va-t-il accentuer le fossé entre les générations ? Entre les jeunes et les « babyboomers » nés entre 1946 et 1965 ? Les seniors sont-ils condamnés à ne plus travailler ? 

C’est au contraire une chance pour donner un nouveau rôle aux seniors. Les entreprises doivent faire appel à leur expérience, à leur savoir-faire, à leur expertise, à leur esprit critique. Elles doivent leur proposer de nouveaux métiers. 

De plus en plus d’entreprises mettent en place des politiques RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises). Ne renouent-elles avec des pratiques du début du XXème siècle ? 

Lorrain d’origine, j’ai connu enfant l’époque où la famille Wendel était encore un acteur économique important dans la région. Ce capitalisme familial pratiquait déjà la RSE. Les ouvriers naissaient et étaient soignés dans les hôpitaux Wendel. Ils travaillaient dans les usines Wendel. Ils pratiquaient le sport dans les clubs soutenus par la famille Wendel. Quand j’ai commencé à travailler, c’était l’avènement des managers purs et durs les yeux fixés sur la rentabilité du capital. Mais cette époque touche à sa fin. Aujourd’hui une entreprise, grande, moyenne, petite qui ne se préoccupe pas du rôle qu’elle a dans son environnement, commet une erreur tactique et stratégique. 

Les données peuvent-elles aider l’entreprise à jouer un rôle sociétal ? 

Bien entendu. Les échanges de données peuvent lui donner des informations sur son rôle sociétal. Le groupe L’Oréal dispose des outils les plus avancés dans ce domaine. Il les utilise dans le monde entier. 

Les entreprises peuvent-elles défendre l’intérêt général ? 

En France, les responsables politiques et les administrations affirment défendre l’intérêt général et réduisent les entreprises à un rôle : dégager des bénéfices et financer le modèle social ! Les présidents de la République rencontrent peu de patrons français. C’est d’autant plus regrettable que les responsables politiques et les administrations ne donnent pas l’exemple en matière de confiance, de transparence et d’échange. C’est pourquoi les entreprises ont et auront de plus en plus leur mot à dire pour la défense de l’intérêt général. 

Quelle est la cause de ce divorce ? 

Il faut remonter à la Révolution et à la loi Chapelier promulguée le 14 juin 1791 qui a notamment interdit les corporations des métiers. L’entreprise s’est ainsi coupée de la société pour se concentrer sur son marché. 

Quelles actions sont au service de l’intérêt général ? 

Les entreprises doivent développer les liens avec les écoles, les collèges, les lycées, encourager l’apprentissage, faciliter les stages, tisser des liens avec les jeunes et les seniors. Elles ne doivent plus se limiter à mener des actions philanthropiques. Elles doivent participer à des financements pour recréer des liens sociaux et de la confiance. Quand j’étais président d’une association regroupant 25 établissements d’insertion en France j’avais été étonné de découvrir que 80% des 3000 jeunes qui étaient accueillis dans ces centres, avaient quitté l’école à 14 ans alors que la loi impose de suivre une scolarité jusqu’à 16 ans. Aujourd’hui, PwC participe avec d’autres grandes entreprises à une opération en Seine-Saint-Denis qui met en relation des jeunes déscolarisés pour leur donner une formation et leur permettre de trouver un emploi dans des entreprises petites ou moyennes. 

Le capitalisme peut-il trouver un nouveau souffle ? 

Le capitalisme a de formidables opportunités pour changer positivement la vie des hommes et des femmes. Il y parviendra si le nouveau dirigeant se comporte en humaniste. 

Etes-vous un dirigeant récemment converti à l’humanisme ? 

Non. J’ai toujours été un humaniste. Quand j’ai débuté ma carrière professionnelle, j’ai travaillé à l’organisation de l’hôpital de Clermont-Ferrand. Un vendredi soir, François Michelin, le président du groupe Michelin, était assis à côté de moi dans l’avion qui nous emmenait à Paris. Il m’a adressé la parole. J’étais très impressionné de rencontrer ce grand patron. Il m’a demandé quel était le personnage le plus important de l’entreprise. Il a répondu en me disant : « C’est le client jeune homme ». S’il m’avait posé la même question une quinzaine d’années plus tard, je lui aurai répondu que les exigences du client étaient bien entendu importantes mais que l’entreprise devait aussi prendre soin de ses collaborateurs. 

Retrouver une biographie de Jean-Luc Placet : ICI

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