L’économiste Salima Benhamou, département Travail-Emploi-Compétences de France Stratégie, et le professeur de sciences économiques Edward Lorenz, université Côté d’Azur et CNRS, publient une étude France Stratégie sur « Les organisations de travail apprenantes : enjeux et défis pour la France ». Ils constatent le retard hexagonal dans le développement de la capacité d’apprentissage et dans la progression de l’esprit critique des salariés et plaident pour que la France mette en place des actions pour développer les innovations managériales et organisationnelles.

La France doit  développer la capacité d’apprentissage, le niveau d’autonomie, l’esprit critique et l’aptitude à résoudre des problèmes complexes des salariés pour relever les nouveaux défis du travail, plaident l’économiste Salima Benhamou du département Travail-Emploi-Compétences de France Stratégie et le professeur de sciences économiques Edward Lorenz, université Côté d’Azur et CNRS, dans l’étude France Stratégie sur « Les organisations de travail apprenantes : enjeux et défis pour la France ».  

L’étude qui cherche à mieux appréhender les liens entre organisation du travail, qualité du travail et diffusion des innovations, est réalisée à partir de l’enquête européenne EWCS (European Working Conditions Survey) menée tous les cinq ans auprès des salariés dans les États membres de l’Union européenne. 

« Le rythme auquel les organisations apprennent pourrait devenir la seule source durable d’avantages concurrentiels dans un monde en perpétuel changement. » [1] Ainsi s’exprimait en 1990 Peter Senge, professeur au MIT et spécialiste en management. Trente ans plus tard, les organisations du travail apprenantes sont dans l’air du temps. 

Grandes ou petites, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à revendiquer ce label. À un moment de leur histoire, elles ont choisi de transformer leurs méthodes de travail et leurs pratiques managériales pour rester performantes et innovantes. En empruntant des chemins souvent différents, elles ont partagé une même vision de l’entreprise : les organisations qui réussiront sur le long terme seront celles qui auront su valoriser l’engagement de leurs membres et la capacité d’apprendre à tous les niveaux de la hiérarchie. 

Comment définir une organisation du travail apprenante ? C’est une organisation qui cherche à augmenter continuellement les capacités d’apprentissage de ses membres pour atteindre des objectifs partagés et anticiper les transformations futures. 

Cette forme d’organisation du travail appelle des modes de management spécifiques visant à soutenir une forte culture de l’apprentissage, à accroître la participation des salariés dans les processus de décision et à mettre en place une gestion des ressources humaines en cohérence avec cette vision. L’apprentissage organisationnel est favorisé par l’autonomie des salariés dans leur travail et par la recherche collective de solutions aux problèmes qui surgissent au quotidien.

Il y a là un changement profond de paradigme par rapport au modèle taylorien classique, conçu vers la fin du XIXème siècle pour une production de masse standardisée, avec une forte division des tâches de conception et d’exécution, le tout dans un environnement stable et prévisible. L’organisation du travail apprenante diffère également de la lean production, un modèle introduit dans les années 1970 dans les usines du constructeur Toyota, où l’autonomie procédurale accordée aux salariés — méthodes, rythme, contrôle de la qualité — est plus faible. 

Augmenter la compétitivité des entreprises

Les pratiques organisationnelles et managériales inspirées du modèle de l’organisation apprenante ont été identifiées comme une opportunité économique et sociale. En Europe du Nord, plusieurs pays ont mis en place depuis des années des programmes nationaux pour moderniser l’organisation du travail en ce sens. La Commission européenne a inclus l’innovation organisationnelle parmi les objectifs clés de sa politique d’innovation, en vue d’améliorer la motivation et les conditions de travail des salariés. La Commission voit là un moyen d’augmenter la productivité du travail, la capacité d’innovation, la résilience du marché et la compétitivité globale des entreprises [2]. 

En France, l’entreprise de taille intermédiaire Favi, sous-traitante pour l’industrie automobile et divers groupes industriels, offre un autre exemple d’entreprise pionnière dans les démarches apprenantes [3]. 

Dès le milieu des années 1980, cette ETI a choisi d’orienter sa stratégie sur la qualité des produits et sur l’utilisation de technologies innovantes, en privilégiant la sécurité et la santé de ses employés. Elle a également misé sur l’autonomie des salariés — notamment des ouvriers — en créant des « cellules autonomes », soit des mini-usines de 5 à 25 salariés prenant chacune en charge une chaîne de production dans une approche client/fournisseur. 

Comme chez le constructeur automobile Volvo qui a été une entreprise pionnière dans les années 80 pour mettre en place ce type d’organisation, les salariés y développaient leurs propres outils méthodologiques de suivi et d’amélioration des processus de production. Les opérateurs prenaient eux-mêmes contact avec les clients, en lieu et place des commerciaux, acquérant ainsi une plus grande maîtrise de leur travail et une vision transversale de la chaîne de production. 

La France se distingue des autres pays européens par une baisse importante des formes apprenantes sur la période 2005-2010 : la part des salariés concernés est passée de 46 % à 30 %. Le seul pays à avoir connu une baisse comparable est l’Irlande, passée de 43 % à 27 % sur la même période. 

Les salariés français sont moins autonomes en 2015 qu’en 2005 

La France a connu dans le même temps une augmentation continue des formes en lean production, passées de 22% à 32%. Une analyse factorielle portant sur l’ensemble des caractéristiques de chaque modèle d’organisation montre que cette baisse des formes apprenantes en France entre 2005 et 2010 est principalement liée au recul de l’autonomie des salariés et des activités relatives à la résolution de problèmes et au contenu cognitif du travail. 

Ces évolutions sont également associées à une importance accrue des modèles lean production et taylorien. Entre 2010 et 2015, le contenu cognitif du travail remonte légèrement au-dessus de son niveau de 2005. Sur l’ensemble de la période 2005-2015, on constate en outre une augmentation du niveau des contraintes de normes quantitatives, hiérarchiques et horizontales sur le rythme du travail. Ainsi, les salariés en France en 2015 possédaient en moyenne moins d’autonomie dans leur travail quotidien qu’en 2005. Cette tendance a été également observée dans d’autres enquêtes sur données françaises [4]. 

En matière d’adoption des formes apprenantes, la France en 2015 se situe certes au-dessus de la moyenne européenne des 27 États membres et en avance sur certains pays du Sud (Grèce, Espagne et Portugal) comme sur la plupart des pays de l’Est. Cependant, elle est en retard si on la compare à la plupart des pays européens ayant un niveau de développement économique et technologique similaire. C’est en particulier le cas des pays nordiques (Finlande, Suède et Danemark) et d’Europe continentale (Pays-Bas, Autriche, Allemagne et Belgique). 

Une analyse de régression logistique montre que les facteurs structurels — taille de l’entreprise, secteur d’activité, catégorie socioprofessionnelle — ne suffisent pas à expliquer les écarts entre pays dans les fréquences d’adoption des quatre formes d’organisation du travail . 

En s’appuyant sur différents travaux de recherche, on peut avancer plusieurs pistes pour comprendre la situation française. Par exemple, des travaux comparatifs [5] ont montré que les disparités nationales en matière d’organisation du travail — en particulier le degré de hiérarchie et la dynamique d’apprentissage — seraient liées aux caractéristiques des systèmes nationaux d’éducation et de formation professionnelle continue. 

L’argument est étayé par des méthodes diverses (évaluations économétriques, études de cas), avec des groupes de pays différents comme base de comparaison, mais l’hypothèse centrale est que les systèmes nationaux varient en fonction de l’équilibre existant entre enseignement académique et enseignement professionnel. 

Les systèmes nationaux qui accordent une plus grande « valeur » à la filière académique classique — vouée à l’acquisition d’un savoir théorique et scientifique — qu’à la filière professionnelle — visant à fournir des compétences pratiques et un savoir-faire technique spécifique à un métier ou à un secteur — ont plus de chances d’adopter des organisations du travail hiérarchisées. 

En revanche, les systèmes nationaux qui accordent une valeur plus équilibrée aux deux filières ont plus de chances d’adopter des organisations où la gestion du savoir et des compétences se focalise sur la résolution de problèmes pratiques, le travail en équipe et l’autonomie des salariés. 

La filière académique plus valorisée que la filière professionnelle

La France est l’un des pays européens qui accordent une valeur économique et sociale supérieure aux diplômes de la filière académique qu’à ceux de la filière professionnelle. Dans les pays scandinaves et d’Europe du Nord, l’importance accordée à l’expérience pratique en milieu professionnel comme source de compétences et de qualification encourage l’investissement dans la formation professionnelle continue dès le secondaire et par voie d’alternance, en la rendant accessible au plus grand nombre (qualifiés et peu qualifiés). 

Les deux auteurs concluent l’étude en constatant que le recul récent des organisations apprenantes en France n’est pas une bonne nouvelle. Leur donner un nouveau souffle pourrait se traduire par une meilleure qualité de travail et une meilleure diffusion des innovations. 

Inscrire le développement des organisations apprenantes à l’agenda des réformes, en France comme en Europe, apparaît d’autant plus nécessaire que des défis d’une ampleur inégalée s’annoncent à l’horizon 2030 : avènement de l’ère du big data et de l’intelligence artificielle, intensification de la concurrence mondiale, ralentissement de la croissance des gains de productivité. La quasi-totalité des pays avancés seront soumis à un impératif d’apprentissage continu pour s’adapter à un environnement de plus en plus complexe et instable. 

Comme le soulignait une étude prospective de France Stratégie [6], la performance des entreprises passera par des organisations du travail flexibles, capables d’optimiser rapidement la gestion des savoirs et des connaissances et d’anticiper les changements, même brutaux. Ces mutations exigeront des travailleurs une grande faculté d’adaptation, un haut niveau d’autonomie et une capacité à résoudre des problèmes complexes et à faire preuve d’esprit critique. 

Ces compétences cognitives, organisationnelles et sociales seront par ailleurs de plus en plus demandées sur le marché du travail. Or, d’après un rapport récent de l’OCDE, la France est un des pays européens où ces compétences font le plus défaut. Le développement des organisations apprenantes peut contribuer à résorber cette pénurie, qui s’explique en grande partie par le manque de complémentarité entre la formation professionnelle formelle et le processus d’apprentissage interactif et par la pratique dans l’activité quotidienne de travail. 

Pour promouvoir la diffusion des organisations du travail apprenantes, les auteurs de l’étude formulent plusieurs pistes de recommandations. 

La mesure phare porte sur la mise en place d’un programme national en faveur des innovations managériales et organisationnelles.  


[1] Senge P. M. (1990), The Fifth Discipline : The Art and Practice of the Learning Organization, Doubleday, New York. 

[2] Voir sur le site de la Commission européenne la page consacrée à l’innovation organisationnelle.

[3] Coquet (1998), « Favi, une entreprise apprenante ? », Actualité de la Formation permanente, n° 154, mai-juin.

[4] Beque M., Kingsada A. et Mauroux A (2019), « Autonomie dans le travail », Dares Synthèse.Stat’, n° 29, avril. 

[5] Hall P. et Soskice D. (2001), Varieties of capitalism: The institutional foundations of comparative advantage, Oxford University Press ; Lam A. (2000), « Tacit knowledge, organizational learning and societal institutions : An integrated framework », Organization studies, vol. (21)3, mai, p. 487-513 ; Lorenz E., Lundvall B.-A., Kraemer-Mbula E. et Rasmussen P. (2016), « Work organisation, forms of employee learning and national systems of education and training », European Journal of Education, vol. 51(2), mai ; Maurice M., Sellier F. et Silvestre J.-J. (1982), Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne: essai d’analyse sociétale, Presses universitaires de France. 

[6] Benhamou S. (2017), « Imaginer l’avenir du travail - Quatre types d’organisation du travail à l’horizon 2030 », Document de travail, n° 2017-05, France Stratégie, avril. 

 

Salima Benhamou, Économiste au département Travail-Emploi-Compétences de France Stratégie et Edward Lorenz, Professeur de sciences économiques université Côté d’Azur et CNRS.

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