Patrick d’Humières, Fondateur de la société à mission Eco-Learn et enseignant à Sciences Po, analyse pourquoi les entreprises doivent proposer un modèle de croissance qui concilie climat, biodiversité, justice sociale et bonne gouvernance. 

La crise sanitaire historique que vit le monde préfigure d’autres scénarios, annoncés, de pertes de contrôle systémiques qui menacent une planète privée de pilotage collectif. Constater cet état de désorganisation géopolitique, que le système des Nations Unies ne compense pas, même pour des missions comme la santé dont il aurait pu mieux s’emparer, oblige à trouver d’autres forces de stabilisation. La question est de savoir si les grandes entreprises peuvent en faire partie. 

De fait, à côté de la compétition des grands États et par-delà l’inertie des systèmes multilatéraux, il existe une série de nouveaux acteurs qui se rangent dans le camp des puissances informelles, influentes par leur capacité de communication et disposant de relais humains nombreux, dont on est en état d’attendre des changements positifs. 

Il y a la société civile catalysée par les ONG, ce qu’on accepte d’appeler parfois la communauté internationale. Elle inspire depuis la conférence de Stockholm et les Sommets de la Terre un agenda écologique du monde qui se précise. Il y a la diplomatie du sport perdue malheureusement dans ses querelles pathétiques et largement entre les mains des États et des sponsors. 

Il y a « les influenceurs universels », dont d’aucuns dans le passé ont fait prendre des virages à l’Histoire, de Gandhi à Luther King, de Jean Paul II à Mandela, lorsqu’ils s’appuient sur des organisations politiques ou des audiences culturelles qu’ils transcendent. Barak Obama reste peut-être le seul dans cette catégorie aujourd’hui. 

Et il y a les grandes entreprises, la vraie armée qui dirige le monde contemporain, mais que la diversité et la concurrence qui caractérisent cette communauté par construction, ne prédisposent pas à exprimer « un soft power » incarnant légitimement la prospérité et la liberté d’entreprendre. D’autant qu’elles sont aujourd’hui sur la défensive pour tirer l’enrichissement qu’elles peuvent dans une fin de cycle macro-économique.

Cette communauté des entreprises, si tant est qu’on puisse lui reconnaître une autonomie et une personnalité, présente une caractéristique géopolitique : elle est prise entre une puissance qui s’accroît de façon exponentielle, grâce à une invention matérielle jamais vue, et un refus d’assumer a priori les impacts négatifs qu’elle induit sur les sociétés humaines à des niveaux qu’elle ne veut pas reconnaître.  

Alors que rien ne l’empêcherait de penser une régulation pro-active, le business n’arrive pas à imaginer une autre posture que celle des chercheurs d’or du Far West exploitant le paysage sans contrainte jusqu’à ce que les filons s’arrêtent à l’océan et balayant toute considération sur « l’après ». 

Il faut dire que la dérive civilisationnelle dans laquelle sombre l’Amérique, incarnation hyperbolique de ce cycle post-industriel, ne facilite pas le passage de l’emballement à la responsabilité. 

Mais les industriels sont-ils tous condamnés au suivisme d’un modèle managérial unique, fut-il auréolé de son efficience incontestable ? 

Des ceintures de sécurité à la RGPD, en passant par les contrats sociaux ou le nutri-score, jamais le business n’a intégré en amont les enjeux sociétaux sans y être contraints car il considère que les bénéfices matériels de ses biens et services se suffisent à eux-mêmes, grâce à la prospérité qu’ils apportent. Plus les gouvernances publiques étaient faibles, mieux il se portait ! 

Mais ayant dépassé « les limites planétaires » et suscitant des déséquilibres sociaux qu’elles ne savent pas ou ne veulent pas corriger, les entreprises ne vont-elles pas devoir choisir leur camp ? Au moment où les préférences collectives sont en train de basculer, passant d’un progrès pour le progrès à un développement raisonné qui met les enjeux de santé, de préservation de l’environnement, de solidarité humaine, sociale et de transparence au-dessus d’une vision limitée à l’invention et au profit maximal, il va leur falloir dire quelle Société elles veulent. C’est le débat que pose la demande de moratoire particulièrement malhabile des organisations professionnelles françaises à l’encontre du projet de Green Deal européen. 

Au moment où via les États, ce sont les citoyens qui vont porter le refinancement des activités mises à mal par les aléas de la pandémie, le business ne peut plus faire semblant de se replier derrière une doctrine de neutralité du marché qui est en réalité un opportunisme guidé par les intérêts, comme le raconte l’histoire du pétrole, de la finance ou des activités minières. 

Moins que jamais, « il ne peut y avoir d’entreprise qui gagne dans un monde qui perd ». Ce temps est derrière nous. Il faut en tirer les conclusions en Europe d’abord où notre modèle rhénan, porté par des décennies d’État-Providence puis d’État Ambulance, doit proposer un modèle de croissance qui concilie les limites planétaires avec une juste création et répartition de la valeur. 

L’Europe et la France doivent d’autant moins attendre pour engager ce tournant qu’on ne doit pas passer de « la Société de marché » à la « Société du tout État ». Ce n’est pas en introduisant des commissaires du gouvernement dans les conseils d’administration qu’on répondra aux énormes besoins matériels d’une planète de dix milliards de personnes, dont quelques pour cent seulement concentrent la capacité d’investissement. 

La réflexion qui n’en finit pas sur la réforme du capitalisme, de Stiglitz à Piketty, de la Roundtable américaine au Manifesto de Davos, doit trouver sa concrétisation sur le continent qui a inventé l’idée démocratique, les contre-pouvoirs et la construction des droits individuels, en posant le principe d’une régulation publique-privée par le contrat, échangeant l’encouragement productif avec le respect des principes du développement durable. 

Il y a bien un lien indissociable entre la performance sociale, environnementale et la bonne gouvernance ouverte, ce qu’un nombre croissant d’investisseurs éclairés adopte désormais dans leur décision et suivent de près. 

Mais sur quoi appuyer le respect du contrat pour qu’il soit effectif ? L’idée simple qui fait son chemin est d’introduire enfin une part variable de l’impôt sur les sociétés calculée selon le respect de cette performance dite Environnementaux Sociaux et de Gouvernance (ESG), objectivée. La transparence des performances adressée à tous les épargnants, consommateurs et citoyens, à partir d’un outil public consensuel, serait aussi un bon moyen pour l’Europe de dire enfin ce qu’est « une entreprise durable » avisée, c’est-à-dire une entreprise qui respecte la loi sur toute sa chaîne de valeur mondiale, qui paie l’impôt au niveau requis, qui favorise la santé et la sécurité de ses parties prenantes, qui intègre l’Accord de Paris sur le climat et découple son empreinte et les ressources utilisées, dont l’offre répond de mieux en mieux aux critères de durabilité convenus. 

En affirmant enfin ce qu’est « l’idéal d’entreprise » que l’action publique veut encourager, non pas en la forçant ou en la dénonçant mais en la stimulant, l’Union européenne et la France trouveraient la bonne réponse au procès de la mondialisation effrénée que nous allons vivre, avec ses accusations excessives et inutiles. 

Ce ne sont pas les échanges et les complémentarités entre pays que nous devons craindre mais l’effondrement du référentiel et du cadre d’application ! Puisqu’on ne peut rebâtir l’OMC avant un certain temps, que l’Union européenne dise enfin ce qu’elle veut et ne veut pas sur sa zone commerciale de la part des entreprises qu’elle accueille, en proposant un modèle répondant aux valeurs politiques de la démocratie européenne. 

Cet acte de souveraineté entraînera forcément de la part des acteurs privés des choix conséquents pour assumer leur responsabilité géopolitique qui est de construire un monde viable dans un cadre de valeurs respectées. Ces valeurs que leurs clients et employés défendent dans les urnes et exigeront des marques sans tarder.

La pandémie qui est la deuxième expression dans le siècle de la fameuse « tragédie des horizons », à cause d’un abandon délibéré des biens communs, nous donne l’occasion de repartir d’un meilleur pied en sachant ce qu’il faut faire : mettre de la soutenabilité dans les modèles en échangeant plus de résilience contre moins de rendement. 

Les biens communs et donc la stabilité systémique s’en trouveront améliorés. Il serait dramatique pour la démocratie qui est notre finalité partagée, que les entreprises comme les États n’entendent pas l’appel de la Société, et ne se retrouvent pas ensemble pour remettre en ligne « durable » le fonctionnement micro-économique. C'est la bonne méthode pour rebondir et faire que les « Trente Durables » succèdent aux « Trente Gaspilleuses » qui ont suivi « les Trente Glorieuses ». C'est la bonne méthode pour gérer l'association climat, biodiversité, justice sociale et bonne gouvernance. 


Nous avons publié et mis en débat le projet « pour un modèle d’entreprise durable européenne » qui sera discuté avec le soutien de l’Institut de l’Entreprise le 25 septembre 2020. Accès sur Eco-learn.fr / pdh@company21.fr

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