L'économiste Michel Aglietta dénonçait dans la Quotidienne de vendredi la décision de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe qui « fait planer sur l'Europe une situation de crise existentielle, non seulement pour l’Union européenne, mais aussi pour chacun des pays membres ».

L’arrêt de la Cour de Karlsruhe de mai 2020, comporte un enjeu politique hautement complexe. Patrick Artus nous apporte, ici, un éclairage particulièrement utile pour comprendre les contraintes économiques et institutionnelles qui pèsent de ce fait sur la BCE. Comment pourra-t-elle éviter le piège de l’inflation et de l’arrêt de la Cour de Karlsruhe ?

Nous allons montrer que l’équilibre de politique économique réalisé en 2020, avec des déficits publics énormes mais une monétisation complète de ces déficits par la BCE, pourrait être rompu en 2021, ce qui serait très dangereux, si les nouvelles normes sanitaires ramenaient l’inflation et si la BCE était contrainte par l’accord de la Cour Constitutionnelle allemande de Karlsruhe.

Déficits publics énormes mais monétisés en 2020 dans la zone euro

La BCE va apporter en 2020 un soutien massif au financement des États, et d’ailleurs aussi des entreprises. Elle va acheter au moins 1 000 milliards d’euros de dette entre le début de la crise du coronavirus et la fin de l’année en 2020, ce qui correspond à peu près à la hausse du déficit public de la zone euro (2% du PIB à 9% du PIB) provoquée par la crise.

Cette monétisation massive des dettes publiques permet de maintenir des taux d’intérêt à long terme très bas dans la zone euro, et d’éviter la crise des dettes publiques qui aurait été inévitable sans la monétisation. En particulier, elle permet de maintenir le taux d’intérêt à 10 ans sur la dette italienne en-dessous du niveau critique de 2%, en utilisant pour cela aussi une surpondération de la dette italienne dans les achats de la BCE.

Mais les déficits publics vont rester très élevés en 2021 dans la zone euro. La reprise économique risque d’être poussive, avec des entreprises très endettées et une incertitude forte qui subsiste ; le degré de sous-emploi risque de rester très important ; de plus, les États devront continuer à aider les secteurs en difficulté, à soutenir les relocalisations d’industries stratégiques. Le risque de crise des dettes publiques sera donc toujours présent en 2021, ainsi donc que la nécessité de monétiser les déficits publics.

Mais l’inflation risque d’apparaître en 2021 avec les nouvelles normes sanitaires.

On s’aperçoit aujourd’hui que dans tous les pays européens les nouvelles règles sanitaires liées à l’épidémie de Covid-19 (distanciation physique des salariés, désinfection des locaux) vont conduire à un net recul de la productivité horaire du travail dans les entreprises. Confrontées alors à une forte hausse de coût unitaire de production (dans l’industrie, la construction, la distribution, le transport, le tourisme, la restauration, etc.), les entreprises vont passer une partie de cette hausse de coût dans leurs prix de vente. Il semble que dans les secteurs concernés, le recul de la productivité du travail est de l’ordre de 10 à 15%, et on peut donc imaginer une inflation de 3 à 4% par an, tant que les nouvelles normes sanitaires sont maintenues.

Il est donc très probable qu’en 2021, ou au moins au premier semestre 2021, l’inflation de la zone euro va passer au-dessus de l’inflation objectif de 2% de la BCE.

La pertinence de l’arrêt de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe

D’un point de vue juridique, l’arrêt de la Cour de Karlsruhe de mai 2020 est pertinent. La BCE a acheté 2 200 milliards d’euros d’actifs depuis le début du Quantitative Easing en 2015, et, pour que ceci soit cohérent avec son mandat et avec les traités européens, il faut que le motif de ces achats ait été de ramener l’inflation de la zone euro à 2% et non de monétiser des dettes publiques, ce qui est interdit par le mandat de la BCE et les traités.

On l’a vu plus haut, il y a eu évidemment monétisation des dettes publiques par la BCE, mais comme l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) de la zone euro est restée tout le temps nettement inférieure à 2% (depuis 2013, elle oscille entre 0,7% et 1,4%), la BCE a pu prétendre que son objectif était bien de redresser l’inflation et pas de financer les déficits publics.

Mais, si l’inflation en 2021 passe au-dessus de 2%, cet argument ne tient plus. Comment sortir du piège ?

Comment éviter le piège de l’inflation et de l’arrêt de la Cour de Karlsruhe ?

Si le recul de productivité dû aux nouvelles normes sanitaires pousse l’inflation de la zone euro au-dessus de 2%, que peut faire la BCE pour maintenir la monétisation des dettes publiques (un Quantitative Easing de grande taille) malgré l’arrêt de la Cour de Karlsruhe qui rappelle que l’objectif de la BCE est la stabilité des prix et pas la solvabilité budgétaire des États de la zone euro ?

On sait d’abord qu’il est impossible de changer les traités européens et les statuts de la BCE. On ne peut pas faire dans la zone euro ce qu’a fait la Banque du Japon, c’est-à-dire passer à un objectif de taux d’intérêt à long terme (au Japon, le taux d’intérêt à 10 ans doit rester autour de 0%).

La BCE peut ensuite utiliser un argument juridique, qui est que la Cour Européenne de justice a accepté la légalité de ces programmes d’achats de dette ; mais l’arrêt de Karlsruhe ne concerne que la Bundesbank (la banque centrale allemande), qui pourrait être forcée d’arrêter ses achats de dette allemande, ce qui serait un choc désastreux pour la crédibilité de l’euro.

La BCE peut alors dire que l’inflation générée par les normes sanitaires nouvelles est transitoire et n’est pas la vraie inflation : c’est une marche à la hausse unique sur les prix due à la mise en place de nouvelles réglementations. La politique monétaire est alors totalement inefficace contre ce type de choc (une situation équivalente serait par exemple l’inflation causée par la hausse de la TVA, comme au Japon, que la banque centrale n’envisage pas de combattre).

Enfin, la BCE peut dire qu’elle doit éviter l’écartement excessif des spreads de taux d’intérêt entre les pays de la zone euro pour maintenir une transmission convenable à l’économie de la politique monétaire. Si la politique monétaire est expansionniste mais si les spreads de taux d’intérêt (écart entre le taux d’intérêt du pays et le taux d’intérêt de l’Allemagne en particulier) s’écartent, alors pour certains pays les taux d’intérêt augmentent et la politique monétaire devient en réalité restrictive, c’est-à-dire que la politique monétaire expansionniste n’est plus transmise à l’économie dans ces pays.

La BCE va devoir être habile

La BCE va vouloir en 2021 maintenir son programme d’achats de dettes publiques même si l’inflation revient avec l’effet des nouvelles normes sanitaires dues à la crise du coronavirus. Mais comment le faire, et comment éviter une crise des dettes publiques, après l’arrêt de la Cour de Karlsruhe ?

Il faudra que la BCE soit habile, expliquant par exemple qu’il ne s’agit pas de vraie inflation mais d’une inflation « réglementaire », ou qu’elle doit contrôler les spreads de taux d’intérêt des pays périphériques de la zone euro pour maintenir une bonne transmission aux économies de la politique monétaire.

Vous voulez recevoir la Quotidienne des Entreprises En Action ? Cliquez sur l'icône représentant une enveloppe sur notre site !

Vous voulez proposer le témoignage de votre entreprise ? Écrivez-nous ICI