La crise du Covid-19 va-t-elle remettre en cause le rôle accordé aux mécanismes de marché comme mode de coordination et de régulation sociale depuis le milieu des années 80 ? Cette crise nous invite, selon Gilles Dufrénot, à nous interroger sur l'importance du rôle de l'État pour faire face aux défaillances de marché. La réponse à cette question dépendra beaucoup de l’issue de la lutte hégémonique que se livrent actuellement les grandes puissances économiques et politiques, en Asie, en Amérique et en Europe.  

La crise du Covid-19 mettra-t-elle un terme au narratif que nous avons construit depuis le milieu des années 1980, à savoir celui qui consacre un rôle primordial aux mécanismes de marché comme mode de coordination et de régulation sociale ? Jusqu’à très récemment, la doctrine qui a prévalu a été celle du plus de neutralité possible de la part des États et des institutions publiques, comme les banques centrales, dont le périmètre d’intervention était circonscrit. État-gendarme, remplissant avant tout des missions régaliennes et de réglementation, en laissant, dans la mesure du possible, le cycle économique se réguler de lui-même et les marchés décider de l’allocation optimale des ressources et des prix relatifs. Pour les banquiers centraux, dont les activités ont été rendues indépendantes de celles des gouvernements, la mission première a été de surveiller et juguler l’inflation. Or, la répétition des chocs mondiaux de grande ampleur, hier une crise financière grave, aujourd’hui une pandémie mondiale, remet progressivement en cause cette doctrine.

Bien avant la crise de 2008, la Chine avait déjà commencé à construire son propre narratif, qu’elle cherchera progressivement à internationaliser. En affichant des taux de croissance records, en arrachant à la pauvreté des millions de personnes en quelques décennies, et grâce à de nombreuses innovations technologiques qui n’ont rien à envier à l’Europe et aux États-Unis, elle a montré que le capitalisme d’État pouvait avoir des vertus. En quelque sorte, un dirigisme éclairé, à la manière de la planification indicative qui a aiguillé les politiques industrielles d’après la Seconde guerre mondiale, quand il a fallu reconstruire des économies européennes entièrement détruites. De la crise financière de 2008 un autre narratif a également commencé à émerger, que l’on peut résumer ainsi. Les États vont devoir de plus en plus intervenir pour prévenir les défaillances de marché, à cause des coûts que celles-ci ont généré : des inégalités de richesse et de revenu, des formes de concentration du capital, une hausse de la pauvreté d’une frange de la société, des hypertrophies liées à l’emballement de la finance ou au surendettement du secteur privé, une surexploitation des ressources qui modifie les écosystèmes naturels, sans parler des coûts environnementaux. La crise actuelle ajoute une nouvelle dimension. Elle aggrave ces symptômes et oblige donc les gouvernements à jouer le rôle d’assureurs de revenus face à des chocs sanitaires imprévus et de grande ampleur.

Assistons-nous donc au grand retour des États dans l’économie ? On lit, parfois, que l’économie de marché est le pendant économique de la démocratie politique. Mais le capitalisme est d’abord le résultat d’une construction historique et sociale. La forme qu’il prend dépend de ses interactions avec l’ordre social. Qu’il soit d’État, ou libéral, ces formes reflètent une cohérence systémique. Il est frappant qu’aux États-Unis, au cœur du libéralisme économique, on débatte aujourd’hui de beaucoup de sujets liés à l’interventionnisme – souhaité ou non – de l’État fédéral et des États fédérés dans des domaines autrefois considérés comme étant strictement du périmètre du secteur privé. Faut-il réduire la taille des entreprises du secteur du numérique ? L’État fédéral ne doit-il pas prendre à sa charge une partie du coût de la santé d’une partie de la population la plus pauvre ? Doit-il privatiser toutes les productions de biens et de services ?

Il est probable qu’émergera au cours des années futures un nouveau narratif sur le rôle de l’État, élaboré cette fois-ci, ni par des groupes d’intérêt économiques ou politiques, ni par des intellectuels, ni par les scientifiques, ni par des organisations internationales, mais par la société civile. La prise de conscience de l’existence de vulnérabilités accrues en raison de la multiplication de chocs de grande ampleur (chocs financiers, sanitaires, sécuritaires, naturels) conduira les populations à réclamer plus d’État. Mais sous contrôle démocratique. La cohésion sociale dépendra alors de l’exigence que ceux-ci mettront à répondre à cette demande. Il est frappant que, dans un grand nombre de pays, les élites politiques ne sont plus adulées pour leur savoir-faire ou leurs compétences (elles sont même parfois décriées), mais que les critères-clefs de leur acceptation sont désormais éthiques. Il ne s’agit pas seulement de morale. Mais le capitalisme d’État qui semble recueillir l’assentiment des populations, et qui se dessine aujourd’hui, a les traits suivants. L’État doit-il montrer qu’il poursuit des objectifs inscrits dans la « fonction de bien-être social ».

Parmi ceux-ci, les biens communs occupent une place importante, dont la protection contre les chocs imprévisibles. La définition des biens communs varie d’une société à l’autre, en fonction de ses choix. Dans un certain nombre de pays asiatiques, l’ordre social par exemple est un bien commun. Il pousse les populations à accepter une privation de certaines libertés publiques. En Europe et aux États-Unis, la lutte contre les inégalités et la pauvreté, les justices sociales, figurent en haut de la liste de ce que les populations estiment relever des biens communs incontournables. Dans un grand nombre de pays, la lutte contre le réchauffement climatique figure également en bonne place. Enfin, pour un nombre croissant de citoyens des pays européens, la gouvernance est aussi un élément de bien commun. Ils s’attendent à ce que leurs gouvernements soient des coordonnateurs d’initiatives et d’idées. Au mode hiérarchique, les sociétés civiles préfèrent de plus en plus un minimum d’horizontalité : être consultées sur des sujets importants, en faveur de mécanismes de transparence sur les décisions prises.

En conclusion, si les crises récentes favorisent le retour des États dans l’économie, la forme que cela prendra au cours des années futures sera très différente de ce qu’elle fut au XIXème ou au XXème siècle. Le nouveau narratif qui émergera dépendra beaucoup de l’issue de la lutte hégémonique que se livrent actuellement les grandes puissances économiques et politiques, en Asie, en Amérique et en Europe.   

Source : Melchior

Auteur : Gilles Dufrénot est professeur d'économie à l'Université Aix-Marseille. 

Il est le co-auteur avec Alain Sand-Zantman de : Après la crise ? Les politiques économiques dans le monde (2017) à retrouver sur Melchior.

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