Un tournant civilisationnel à emprunter 

Le Directeur Général de la Banque Populaire Auvergne Rhône Alpes nous partage la façon dont son entreprise a, comme beaucoup d’autres, dû et su repousser ses limites en ajustant son modèle pour répondre aux attentes de l’État et de ses clients, tout en protégeant la santé de ses collaborateurs. Pour prendre les bonnes décisions face à cette crise subite dont l’issue et les répercussions demeurent inconnues, les dirigeants doivent, selon lui, agir avec pragmatisme, rationalité et sang-froid, en s’appuyant sur une équipe équilibrée, complémentaire et solidaire. Car en dépit des contraintes et des angoisses qui sont les leurs en cette période, les salariés doivent être simultanément mobilisés au quotidien et tournés vers l’« après ». Pour Daniel Karyotis, cette crise inédite nous place au tournant d’une transformation sociétale, et même civilisationnelle. Il estime donc que l’entreprise devra s’adapter pour avoir l’ambition d’en être un acteur, ce qui passera nécessairement par une évolution de sa stratégie, de son management comme de son organisation et de ses choix d’investissements. Daniel Karyotis conclut cet édito sur la nécessité, individuelle et collective, de mieux aligner nos comportements avec nos aspirations.

L'Institut de l'Entreprise - Quel est votre regard sur la situation inédite que nous vivons actuellement ?

Daniel Karyotis - C’est un moment très particulier, mais aussi très important et pour plusieurs raisons. D’abord, il replace l’essentiel dans la hiérarchie des préoccupations : notre santé, celle de nos proches, celle de l’humanité. Et ses corollaires : le système et les praticiens du soin. Il est aussi un révélateur de solidité et donc de fragilité. Solidité et fragilité des hommes en premier lieu, également des organisations et des entreprises. Enfin, il nous invite, dans notre cercle intime mais aussi professionnel, à accueillir les émotions, à comprendre les craintes, auxquelles il faut répondre avec pragmatisme, rationalité et sang-froid.

Trois conditions-clés pour prendre les bonnes décisions au bon moment, et c’est ce que les salariés attendent du capitaine de leur bateau lorsque celui-ci est confronté à une telle tempête, aussi subite qu’inédite, à laquelle personne n’était préparé, et dont l’issue et les répercussions ultérieures sont inconnues. Tout chef d’entreprise est écartelé : entre ses doutes et la nécessité de lever ceux de ses salariés, entre ses émotions et l’obligation de canaliser celles de ses collaborateurs, entre sa possible fatigue (physique, psychique) et le devoir d’écouter et de combler celle de son équipage. Et en l’occurrence, il n’a pas d’autre alternative que d’être, solide, à la barre.

Au sein de la Banque Populaire Auvergne Rhône Alpes, comment vous êtes-vous collectivement organisés pour répondre à cette nouvelle situation ?

Il est étonnant, et cela pourrait même constituer un enseignement pour plus tard, de constater comment en moins d’une semaine nous étions parvenus à nous adapter aux nouvelles contraintes, à ajuster, parfois en profondeur, notre modèle pour répondre aux attentes de l’État et de nos clients, tout en protégeant la santé de nos collaborateurs. Comme dans beaucoup d’entreprises, nous avons repoussé nos limites au-delà de ce que nous pouvions imaginer, et sur ce point aussi il y aura un avant et un après pandémie.

Face à une crise aussi atypique, la qualité de l’équipe amenée à prendre les décisions est capitale. Une équipe qui doit être musclée, équilibrée, complémentaire et solidaire, qui fonctionne dans la transparence et la confiance. Le management figure au premier rang de mes responsabilités, à destination aussi de tout le reste du corps social. En dépit des contraintes et des angoisses qui sont les leurs, les salariés doivent être simultanément mobilisés au quotidien et tournés vers l’« après » – même s’il est encore peu lisible. Conserver bien vivant, bien réel ce lien auprès des salariés confinés et en télétravail est déterminant, et à cette fin nous réalisons des échanges via les réseaux sociaux, nous les informons régulièrement des nouvelles – y compris les bonnes, car il y en a ! –, et nous sommes aussi à leurs côtés pour les aider à « bien décider ». En effet, ce type d’événement bouleverse les repères habituels, et des collaborateurs peinent parfois à hiérarchiser l’essentiel, et à le distinguer du secondaire. La clé de voûte d’un tel dispositif repose sur la discipline et l’organisation.

La récession sera inévitable, d’une ampleur et d’une violence que certains comparent à celle de 1929 aux États-Unis. Partagez-vous cette opinion ?

Affirmer cela aujourd’hui, à la lecture de ce que nous savons factuellement, de ce que nous subissons réellement, est infondé. L’ampleur finale de la crise sera indexée sur la durée et l’étendue géographique du confinement. Lesquelles, pour l’heure, sont méconnues dans leurs modalités précises.

Je le répète : en France (et en Europe), si nous sortons du confinement mi-mai comme cela est prévu, nous éprouverons bien sûr une forte récession, mais qui pourrait rappeler en pire malgré tout, celle de 2009. Laquelle fut, faut-il le rappeler, terrible : 2,9% en France, et même 5,5% en Allemagne. La situation aux États-Unis s’annonce certes très sombre, mais à l’opposé, la manière dont la Chine renait peu à peu, encourage à l’optimisme.

Les mesures massives prises par les États, les banques centrales et notamment la Banque Centrale Européenne sont-elles à la hauteur de l’enjeu ? Leur efficacité souffre-t-elle du déficit de gouvernance internationale et des réflexes souverainistes ?

Incontestablement, ces dispositifs sont à la hauteur. À ce titre, « l’expérience » de la crise financière de 2008 s’est révélée précieuse : à l’époque, la BCE avait réagi avec retard et mis en œuvre sa contre-attaque avec lenteur, ce qui avait contribué à aggraver l’ampleur du séisme. Particulièrement en France, il faut saluer la célérité et la qualité des ripostes. Et en premier lieu le prêt garanti par l’État (PGE). Il est un étage de la fusée, c’est-à-dire qu’il est efficace seulement si les autres composantes de la fusée fonctionnent. Il est mesuré et adapté à la situation des entreprises aujourd’hui ; le sera-t-il toujours demain si la crise perdure ? « Nous » – l’État, les entreprises les citoyens – apprenons, avec cette pandémie, que la vérité d’un jour peut ne plus être celle du lendemain, et qu’il faut ajuster les dispositifs avec doigté, agilité, et réactivité.

Comment les banquiers, dans leur écosystème – interne et externe –, pourront-ils agir dans ce nouveau paradigme de l’après crise ?

Nous sommes à un tournant, et l’entreprise devra emprunter les bifurcations auxquelles invite ou que dicte ce tournant. Notre business model devra évoluer, c’est-à-dire s’adapter, mais en ambitionnant d’être davantage un acteur qu’un suiveur de cette transformation sociétale et même civilisationnelle. Ces inflexions concerneront, à différents niveaux, notre stratégie, notre management, notre organisation. Et nos choix d’investissements. À ce titre, les moyens financiers et humains que nous avons décidé de consacrer, depuis l’automne dernier, à la transition énergétique, en sont l’illustration.

Le moment n’est-il pas venu de changer radicalement de modèle ?

L’économie a toujours fait et fait encore sens. Mais quelle économie en effet ? L’économie de marché s’exprime de bien des façons, et nombre d’entre elles conjuguent efficacités économique, financière, sociale, environnementale. N’est-ce pas le cas, par exemple, de la filière bio ? Le sens que l’on confère à l’économie ne pourra faire l’économie d’un strict ajustement de nos comportements « réels » sur nos aspirations. Que voulons-nous vraiment ? Et à cette fin, que sommes-nous prêts à faire vraiment ? Une fois qu’individuellement, et bien sûr collectivement, nous aurons apporté une réponse claire, alors nous pourrons donner à l’économie un sens inédit.

 

Daniel Karyotis, Directeur Général de la Banque Populaire Auvergne Rhône Alpes (BPAURA)

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