Après s’être intéressée à l’impact de l’épidémie actuelle de Covid-19 sur la mondialisation, la #VigiElabe se penche cette semaine sur la mise à l’épreuve de nos solidarités par cette crise. Si tous les observateurs sont globalement d’accord pour dire qu’elle constituera un révélateur et un amplificateur inédit des inégalités préexistantes, les avis demeurent en revanche partagés s’agissant de ses implications sur la cohésion sociale et les solidarités.

VigiElabe

Vendredi 3 avril 2020

 

« Cette crise que nous traversons est inédite, nous ne cessons de le répéter. Toutefois, elle a de commun avec toute crise qu’elle révèle et amplifie de manière dramatique des fractures économiques et sociales qui lui préexistaient. Et ce, avec une ampleur plus importante encore aujourd’hui, puisque les mesures de confinement, qui concernent près de 43 % de la population mondiale, ont, sinon créé, révélé d’autres inégalités – liées à l’éducation à domicile, au télétravail, à l’état psychique entre autres – qui se rappellent à nous avec force. 

Si la plupart des observateurs partagent unanimement ce point, les impacts sur la cohésion sociale soulèvent des questions multiples, dont les réponses demeurent pour l’heure incertaines. Nos sociétés sortiront-elles de cette épreuve plus conflictuelles encore qu’elles n’y sont entrées ? Ou, au contraire, les aspirations à l’unité et à la cohésion se feront-elles plus fortes ? Entre repli individualiste et rebond collectif, quelle sera l’attitude adoptée par des citoyens durement éprouvés ? 

C’est sur ces débats qu’Elabe s’est penché cette semaine pour vous en restituer un point à date, avec pour seule certitude que l’idée selon laquelle le coronavirus met durement à l’épreuve nos solidarités et pour seule conclusion la nécessité, pour les différents acteurs politiques et économiques, de maintenir une forte cohésion sociale, de recréer du commun. »

Bernard Sananès, président du cabinet d’études et de conseil ELABE

 

Un amplificateur d’inégalités sociales 

Selon un décompte réalisé par l’AFP ce 29 mars, environ 3,38 milliards de personnes (43% de la population mondiale) sont aujourd’hui concernées par des mesures de confinement. Cette situation exceptionnelle aura des répercussions sur tous les individus, comme l’explique notamment le professeur de sociologie à l’Université Catholique de Louvain, Vincent Lorent : « à mesure que les interactions diminuent, le sentiment d’inutilité sociale augmente », si bien que « les expériences d’isolement des individus aboutissent toutes à une baisse de la santé mentale et à une hausse de la détresse psychologique ». Un constat partagé par la chercheuse au King’s College de Londres, Samantha Brooks, qui vient de publier dans la revue The Lancet une méta-analyse sur les conséquences psychosociales des mises en quarantaine, martelant que « la séparation d'avec les êtres chers, la perte de liberté, l'incertitude quant à l'état de la maladie et l'ennui peuvent créer des effets dramatiques. » La chercheuse précise toutefois que « ces effets psycho-sociaux ne devraient être durables que pour une partie de la population, déjà vulnérable. » 

De fait, les observateurs internationaux s’inquiètent surtout de ce que cette crise pourrait être un adjuvant sans précédent des inégalités économiques et sociales, en frappant plus sévèrement les populations déjà fragilisées. C’est notamment le constat réalisé par la chercheuse à l’INED Anne Lambert, qui s’émeut de ce que « cette crise rend visible et décuple les inégalités à tous les points de vue : écarts de revenus et logement, exposition à la maladie, gestion de la vie domestique, de la parentalité, du travail éducatif, etc. ». C’est sur cette dernière inégalité éducative qu’insiste la sociologue Marie Dru-Bellat dans une interview accordée au Monde : « les enquêtes montrent que plus de la moitié des mères sans diplôme ou avec le seul certificat d'études se sentent perdues face aux apprentissages de leurs enfants dès le primaire, contre 5% des mères diplômées du supérieur » ; quant au travail et à l’enseignement à distance, la chercheuse rappelle « qu’un tiers des 25% des Français les plus pauvres n’ont pas d’ordinateur domestique ». Pour la psychiatre Marie-France Hirigoyen, outre de « placer certaines personnes dans une grande détresse financière », cette crise révèle aussi des inégalités qui sont d’habitude plus discrètes, comme les « inégalités psychiques » : « les personnes dépressives, anxieuses, dépendantes à l'alcool ou à des drogues, les victimes de troubles plus ou moins cachés comme l'anorexie/boulimie se trouvent incroyablement fragilisées par la situation et pourront présenter des séquelles durables. »


Plus ou moins de solidarité en sortie de crise ? 

Si le coronavirus risque d’exacerber les inégalités, la question de son impact sur la cohésion sociale et la solidarité reste entière. Du point de vue de la psychologie sociale, le professeur à l’Université du Maryland Arie Kruglanski explique que « la combinaison actuelle d'incertitude et de danger » engendre ce que les psychologues appellent « un besoin de fermeture cognitive ». Ce besoin a deux implications directes : d’une part « une attirance accrue pour des solutions simplistes et un raisonnement en noir et blanc », d’autre part « une aspiration à la cohésion et à l’unité à l’intérieur d’un groupe déterminé ». Reste toutefois à savoir à quel(s) échelon(s) la solidarité en ressortira renforcée – celle-ci pouvant notamment s’exprimer « par une poussée de patriotisme et de nationalisme » ou « un repli sur la cellule familiale et amicale ». 

À cet égard, il est intéressant de constater la différence de points de vue - souvent relevée - entre les articles publiés dans la presse européenne et ceux relevés dans la presse américaine. En Europe, les observateurs mettent principalement l’accent sur l’importance de la réaction collective face à cette crise : la philosophe Cynthia Fleury explique ainsi que l’un de ses grands mérites est de nous permettre de « redécouvrir que les comportements collectifs nous protègent des vulnérabilités individuelles. » En ce sens, il s’agit pour la philosophe d’un « moment charnière nous donnant l’occasion de redéfinir le sens que l’on veut donner à notre manière de vivre ensemble. » La sociologue du Travail Dominique Méda souligne pour sa part le fait que cette crise agit comme un « révélateur des interdépendances qui nous lient au sein de la société », en faisant notamment apparaître « l’utilité immense de métiers qui étaient jusque-là invisibles ou faisait l’objet d’une faible considération » : « métiers du “care”, de la vente, du nettoyage, du transport, de la production… ». 

Aux États Unis, a contrario, cette crise est appréhendée avec davantage de crainte en ce qu’elle promeut l’idée que « moins vous avez besoin des autres, plus vous êtes en sécurité », comme l’explique l’économiste Branko Milanovic, professeur à l’Université de New York, dans la revue Foreign Affairs. Une situation lui faisant redouter un « effondrement social » et des scènes d’émeutes semblables à celles constatées lors de l’Ouragan Katrina, alors que « 30% des américains ont actuellement une richesse nulle ou négative ». Cette crainte est également formulée par Vivek Murthy, Administrateur de la santé publique des États Unis sous Obama, qui redoute dans une tribune publiée dans The Atlantic que la pandémie engendre « une récession sociale sans précédent », « qui sera plus difficile à quantifier que l’impact économique, mais qui pourrait s’avérer non moins catastrophique et durable ». Le sociologue Eric Klinenberg s’émeut pour sa part dans les colonnes du New York Times de la manière dont la « distanciation sociale » est parfois interprétée aux États Unis, en rappelant que « lors de la grande canicule de Chicago en 95, 739 personnes âgées sont mortes de chaleur alors qu’elles étaient entourées par des bâtiments climatisés », et réaffirmant ainsi que « les personnes les plus vulnérables au coronavirus - personnes âgées, malades, sans abri et isolées – ont plus que jamais besoin d’attention et de présence de la part de la société, pas de mise à distance ».  

Tous les observateurs, qu’ils soient d’Europe ou d’Outre-Atlantique, aboutissent toutefois à la même conclusion que Branko Milanovic : « face à la pression extraordinaire que les liens sociaux vont subir, le principal objectif – sinon le seul – des politiques économiques dans les prochains mois devra être de maintenir une forte cohésion sociale », au risque de voir certaines solidarités se désagréger.  

 

Liens des articles : 

Sheridan Prasso, « China’s Divorce Spike Is a Warning to Rest of Locked-Down World », Bloomberg, 31/03/2020
https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-03-31/divorces-spike-in-china-after-coronavirus-quarantines

AFP, « Pandémie : quatre humains sur dix incités ou astreints à se confiner », La Tribune, 29/03/20
https://www.latribune.fr/economie/international/pandemie-quatre-humains-sur-dix-incites-ou-astreints-a-se-confiner-843710.html

Vincent Lorent, « Confinement : quel impact sur notre bien-être psychologique ? », Metro, 29/03/20
https://fr.metrotime.be/2020/03/29/must-read/confinement-quel-impact-sur-notre-bien-etre-psychologique/

David Gourion, « Comment faire face aux risques psychologiques liés au confinement ? », L’Humanité, 31/03/20
https://www.humanite.fr/comment-faire-face-aux-risques-psychologiques-lies-au-confinement-les-conseils-du-psychiatre-david

Samantha Brooks, « The psychological impact of quarantine and how to reduce it », The Lancet, 14/03/20
https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30460-8/fulltext

Arie Kruglanski, « 3 ways the coronavirus pandemic is changing who we are », The Conversation, 20/03/20
https://theconversation.com/3-ways-the-coronavirus-pandemic-is-changing-who-we-are-133876

Marie-France Hirigoyen, « Effets psychiques du confinement : entre traumatismes et évolution bénéfique », Télérama, 30/03/20
https://www.telerama.fr/idees/effets-psychiques-du-confinement-entre-traumatismes-et-evolution-benefique,n6621501.php

Marie Dru-Bellat, « Cette crise met en évidence les conditions de vie très inégales des Français », Le Monde, 1/04/20
https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/01/cette-crise-met-en-evidence-les-conditions-de-vie-tres-inegales-des-francais_6035166_3234.html

Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Huffington Post, 19/03/20
https://www.huffingtonpost.fr/entry/avec-le-coronavirus-et-le-confinement-le-scandale-des-inegalites-sociales-eclate_fr_5e735534c5b63c3b648b2938

Dominique Meda, « Face au coronavirus, nous redécouvrons l’utilité immense de métiers invisibles », 20 minutes, 27/03/20
https://www.20minutes.fr/economie/2748911-20200327-face-coronavirus-redecouvrons-utilite-immense-metiers-invisibles-explique-sociologue-dominique-meda

Cynthia Fleury, « Après la crise du coronavirus, il faudra combattre ceux qui vous diront qu'il faudra continuer comme avant », RTBF, 1/04/20
https://www.rtbf.be/lapremiere/emissions/detail_dans-quel-monde-on-vit/accueil/article_cynthia-fleury-apres-la-crise-du-coronavirus-il-faudra-combattre-ceux-qui-vous-diront-qu-il-faudra-continuer-comme-avant?id=10467447&programId=8524

Branko Milanovik, « The Real Pandemic Danger Is Social Collapse », Foreign Affairs, 19/03/20 
https://www.foreignaffairs.com/articles/2020-03-19/real-pandemic-danger-social-collapse
Vivek Murty, « The Coronavirus Could Cause a Social Recession », The Atlantic, 22/03/20
https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2020/03/america-faces-social-recession/608548/

Eric Klinenberg, « We Need Social Solidarity, Not Just Social Distancing », The New York Times, 14/03/20
https://www.nytimes.com/2020/03/14/opinion/coronavirus-social-distancing.html

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