La #VigiElabe se penche cette semaine sur la coopération entre l’État et les entreprises, dont l’inédite crise actuelle révèle les niveaux et modèles divers à travers le monde. Cette question est d’autant plus prégnante que cette coopération a des implications importantes dans deux secteurs essentiels à une sortie de crise durable, que sont la recherche médicale et les nouvelles technologies.  

« Inédite, cette crise sanitaire devenue crise économique a entraîné une mobilisation tout aussi inédite des différents acteurs de la société. L’engagement des entreprises est, à cet égard, plus intense et visible que jamais. 

Le Gouvernement français ne manque d’ailleurs pas de faire appel à leur mobilisation ou de les associer à ses dispositifs. Ainsi des Prêts garantis par l’Etat qui sont aujourd’hui proposés par l’ensemble des banques françaises dans une forme « d’union sacrée », selon les propos de Nicolas Dufourcq, directeur général de la BPI. Ainsi également de l’appel du ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, au patriotisme des acteurs de la grande distribution pour qu’ils s'approvisionnent auprès des agriculteurs tricolores. 

Ces quelques éléments français illustrent ce que de nombreux observateurs notent au niveau mondial : cette pandémie agit comme un puissant révélateur du niveau et des modèles nationaux de coopération entre l’État et les entreprises. 

De la symbiose public-privé au cœur de la bonne gestion de crise Sud-Coréenne unanimement soulignée aux controverses sur un prétendu abandon étasunien de cette gestion au seul secteur privé : c’est sur les réflexions internationales à l’égard de ces différents modèles que s’est penché cette semaine Elabe. 

Prégnante pendant la gestion de crise, cette question de la coopération entreprises-Etat le sera tout autant, si ce n’est plus, à l’heure d’élaborer les chemins de « l’après ». En témoigne le vif débat qui s’amorce en France sur l’exploitation des données individuelles pour permettre le déconfinement. »

Bernard Sananès, Président du cabinet d'études et de conseil ELABE

 

Divers modèles de coopération États-entreprises 

Si le modèle de gestion de crise chinois est volontiers présenté comme le produit d’un « État autoritaire » en Europe et aux États-Unis, les observateurs autochtones mettent au contraire l’accent sur le rôle clef joué par les entreprises. Des dirigeants et banquiers chinois de premier plan ont par exemple cosigné une tribune dans laquelle ils soulignent « l’importance décisive de la coopération entre secteur public et secteur privé », avec un « gouvernement chinois plus ouvert à la collaboration » et des « entreprises ayant développé une volonté de contribuer au Bien public ». 


Les observateurs internationaux se montrent globalement dubitatifs à l’égard de cette symbiose public-privé revendiquée en Chine, mais un consensus se fait en revanche pour dire qu’elle est au cœur de la très bonne gestion de crise Sud-Coréenne. Pour le chercheur à la George Washington University, Gregg Brazinsky, « cette étroite coopération, ancrée dans la culture sud-coréenne depuis la guerre froide, a poussé le ministre de la Santé à convoquer toutes les entreprises du secteur médical dès le mois de janvier, alors que 4 cas seulement étaient avérés, afin d’orchestrer une réponse rapide et coordonnée particulièrement efficace ». 


A contrario, les observateurs Américains s’émeuvent de ce que la gestion de crise soit presque uniquement abandonnée aux entreprises dans leur pays. Le Professeur Devin Singh déplore ainsi par exemple dans une tribune du Washington Post que « l'administration Trump a préféré se reposer sur le secteur privé pour lutter contre la pandémie de coronavirus, en obligeant par exemple les États à acheter des masques sur le marché plutôt que de les fournir soi-même sous forme d’aide », et met en garde contre un « fondamentalisme libéral » qui aboutira à ce que, in fine, « la priorité soit donnée à l’économie plutôt qu’à la vie des personnes vulnérables ». Beaucoup d’analyses sont également consacrées à l’extrême dépendance des Américains à Amazon, mise en lumière par cette crise. Dans un article publié sur Medium, l’éditorialiste et chercheur Steve LeVine considère même qu’il s’agit à présent de « l'acteur économique le plus central du pays après la Fed », un « canal omniprésent qui parvient à maintenir 327 millions d'Américains à la maison sans stress d’approvisionnement, et s’érige ainsi en Bien public ». Cette « Amazonification de l’économie », selon les mots de Sridhar Tayur, professeur à l’Université Carnegie Mellon, n’est pas sans susciter certaines peurs - tant et si bien qu’elle pourrait, selon le chercheur, se retourner contre elle et « raviver les souhaits de démantèlement ». En Europe, nombre d’observateurs s’émeuvent également de découvrir la faible coordination entre les sphères publiques et privées. Dans une tribune publiée dans l’Obs, la sociologue Eva Illouz déplore de voir « l’érosion extraordinaire du secteur public révélée par cette crise », qui « ne peut pourtant être gérée et surmontée que par les États ». Même constat pour le professeur à Stanford Eric Lambin, qui écrit dans La Libre que « le capitalisme dérégulé se révèle être un piètre substitut à une réponse orchestrée par les pouvoirs publics », fustigeant le modèle américain trop souvent pris en exemple en Europe, et se révélant avoir « la capacité à faire face à la pandémie la plus faible ».


Une coopération mise à l’épreuve dans deux secteurs en première ligne


Les relations États-entreprises sont particulièrement commentées s’agissant de deux secteurs essentiels à une jugulation durable de la pandémie. 


D’abord, bien sûr, le secteur biomédical, où les entreprises sont appelées à jouer un rôle central dans la recherche de traitements et vaccins – alors même qu’elles « se battent pour préserver leurs lignes de production en Chine », comme le décrit Hannah Boland dans un article du Telegraph. De nombreux commentateurs s’interrogent notamment sur la relation que doivent entretenir ces structures privées avec les financeurs publics. Ce débat fait particulièrement rage aux États-Unis : alors que le National Institutes of Health a subventionné la recherche sur les coronavirus à hauteur de 700 millions de dollars depuis 2003, le secrétaire à la Santé Alex Azar a récemment déclaré qu'il ne pouvait « pas garantir que les traitements contre le coronavirus seraient vendus à un prix abordable ». Dans une tribune du New York Times, la professeure au University College London Mariana Mazzucato invite cependant à « ne pas dénigrer “Big Pharma” », mais au contraire à « saisir cette occasion pour remodeler la coopération entre le secteur public et cette industrie chargée d’une mission d’intérêt général ». 

Plus discuté encore est l’usage des données numériques personnelles, notamment de localisation, pour comprendre comment la pandémie se déplace et se transmet, et prédire les nouveaux foyers d’infection – « un impératif vital » selon l’épidémiologiste Andy Tatem. En Chine et en Corée du Sud notamment, les géants de la Tech ont étroitement collaboré avec les pouvoirs publics pour mettre au point des systèmes de traçage, d’alerte et de « clôtures électroniques » pour faire respecter les quarantaines, comme le détaille un article du Times. Aux États-Unis, a contrario, les entreprises se montrent particulièrement réticentes aux sollicitations de l’État. De fait, cette exploitation des données personnelles va à l’encontre de leur « combat contre leur image de Big Brother - ce qui, dans une pandémie, est exactement ce pourquoi ils seraient utiles », comme l’explique l’éditorialiste Nancy Scola. Par ailleurs, nombre d’observateurs, à l’instar de Jules Polonetsky, Président du Future of Privacy Forum, mettent en garde contre « les effets durables d’un assouplissement bien intentionné des restrictions à la vie privée au profit de l’État ». Dans un article du New York Times, Mila Romanoff, responsable des données de Global Pulse (programme des Nations Unies chargé de monitorer les épidémies), exhorte le gouvernement et les géants de la Tech à « coopérer d’avantage ». Pour l’heure, à rebours des modèles chinois et sud-coréen, c’est avant tout l’antagonisme qui semble dominer aux États-Unis. 


Liens vers les articles : 

Andrew Sheng, « The US topped a 2019 pandemic preparedness index. So why wasn’t it ready for Covid-19? », South China Morning Post
https://www.scmp.com/comment/opinion/article/3079289/us-topped-2019-pandemic-preparedness-index-so-why-wasnt-it-ready

Zhu Ning, « Coronavirus in China – insights on the impacts and opportunities for change », World Economic Forum
https://www.weforum.org/agenda/2020/03/coronavirus-china-opportunities-change/

Greg Brazinsky, « South Korea is winning the fight against covid-19. The U.S. is failing », The Washington Post
https://www.washingtonpost.com/outlook/2020/04/10/south-korea-is-winning-fight-against-covid-19-us-is-failing/

Devi Singh, « Covid-19 is exposing market fundamentalism’s many moral and practical flaws », Washington Post
https://www.washingtonpost.com/outlook/2020/04/10/covid-19-is-exposing-market-fundamentalisms-many-moral-practical-flaws/

Steve LeVine, « Amazon’s Pandemic Savior Complex », Medium
https://marker.medium.com/amazons-pandemic-savior-complex-b34067ca8eda

Eva Illouz, « L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé », l’Obs
https://www.nouvelobs.com/idees/20200323.OBS26443/l-insoutenable-legerete-du-capitalisme-vis-a-vis-de-notre-sante-par-eva-illouz.html

Eric Lambin, « Ce que nous apprennent les crises du Covid-19 et du climat », La Libre
https://www.lalibre.be/debats/opinions/ce-que-nous-apprennent-les-crises-du-covid-19-et-du-climat-5e778d79f20d5a29c67fa030

Hannah Boland, « Companies step up to help the government fight coronavirus », The Telegraph
https://www.telegraph.co.uk/technology/2020/03/18/realistic-businesses-help-government-fight-coronavirus/

Mariana Mazzucato, « Drug Companies Will Make a Killing From Coronavirus », New York Times
https://www.nytimes.com/2020/03/18/opinion/coronavirus-vaccine-cost.html

Nic Fildes, « Tracking coronavirus: big data and the challenge to privacy », Financial Times
https://www.ft.com/content/7cfad020-78c4-11ea-9840-1b8019d9a987

Dany Fortson, « Coronavirus: phone app will trace every contact of the infected under Big Tech plan », The Times
https://www.thetimes.co.uk/article/coronavirus-phone-app-will-trace-every-contact-of-the-infected-under-big-tech-plan-qfpns82k3

Nancy Scola, « Big Tech faces a ‘Big Brother’ trap on coronavirus », Politico
https://www.politico.com/news/2020/03/18/big-tech-coronavirus-134523

Natasha Singer, « As Coronavirus Surveillance Escalates, Personal Privacy Plummets », New York Times
https://www.nytimes.com/2020/03/23/technology/coronavirus-surveillance-tracking-privacy.html


 

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