La VigiElabe se penche sur un débat que connaissent nombre de pays confrontés au Covid-19 : l’équilibre entre sécurité sanitaire et libertés individuelles. Cette question, si elle n’est pas nouvelle, revient avec force avec la généralisation des mesures de confinement à travers le monde pour endiguer la pandémie. S’y ajoute aujourd'hui la dimension majeure des possibilités offertes par les nouvelles technologies. 

« Liberté ou sécurité, sécurité et liberté. La question a traversé les débats politiques et joutes philosophiques à travers les époques. La pandémie actuelle de Covid-19 nous la rappelle avec force. Les possibilités offertes par les technologies modernes y ajoutent une dimension nouvelle. 

Les libertés individuelles de mouvement, de rassemblement ou de manifestation… sont autant de principes fondateurs de nos démocraties que cette mesure inédite de confinement a restreints au nom de la sécurité sanitaire collective. Bien peu l’ont contesté, tant l’intensité de l’urgence sanitaire a submergé nos sociétés et a bousculé les normes et les certitudes. 

Toutefois, des inquiétudes deviennent aujourd’hui de plus en plus audibles quant aux conséquences de long terme de ces mesures limitant les libertés publiques. En témoigne, en France, les vifs débats qui entourent le développement par le Gouvernement de l’application de traçage « StopCovid » ; ou les saisines du Conseil constitutionnel suite à l’adoption du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire, le 11 avril dernier. 

La même question se pose aujourd’hui dans tous les pays, dans des conditions et avec des réponses très hétérogènes. »

Bernard Sananès, président du cabinet d’études et de conseil ELABE


 

Vers une normalisation de l’urgence ?  

La crise du Coronavirus « a conféré aux gouvernements des pouvoirs sans précédent en temps de paix pour limiter nos libertés individuelles », écrit l’éditorialiste Christophe Snowdon dans The Telegraph, révélant ce faisant, selon l’avocat Matthias Fekl, « la grande fragilité des principes fondateurs de nos démocraties (libertés d’aller et de venir, de rassemblement, de manifester, etc.) qui nous apparaissaient, à tort, à jamais acquis ». À l’heure actuelle un consensus s’établit toutefois chez les observateurs pour justifier les mesures de restriction des déplacements ou la fermeture de commerces - même chez certains farouches défenseurs des libertés individuelles américains. Ainsi, par exemple, le professeur à l'UCLA Eugene Volokh, expert du 1er amendement,  explique que « la prémisse derrière la liberté est que les personnes qui se rassemblent doivent le faire sans nuire aux autres […] Le fait que le Covid-19 a les capacités de rendre malade ou même tuer par inadvertance supprime donc la condition nécessaire à l’exercice de ce droit, aussi pacifique que nous puissions être dans nos intentions ». Même position de l'American Civil Liberties Union, qui affirme par le biais de son directeur juridique David Cole dans USA Today que si « toutes les sortes de libertés constitutionnelles sont actuellement limitées », celles-ci sont « restreintes parce qu’il n’y a d’autre choix à l’heure actuelle que de s’en remettre aux experts en santé publique ». Au reste, comme le précise le professeur Florent Guénard, c’est le propre des régimes démocratiques de « chercher toujours le bon dosage entre liberté et sécurité » ; et, dans le cas actuel, les libertés ne sont pas suspendues « parce qu’elles menacent le pouvoir mais parce qu’elles menacent les conditions de vie des citoyens ».  

En dépit de ces justifications, les observateurs du monde entier s’inquiètent des conséquences à plus long terme des mesures mises en œuvre. De fait, certains pays ont d’ores et déjà détourné les lois censées lutter contre la pandémie à des fins politiques. C’est le cas par exemple à Hong-Kong où, outre le fait que « les règles de distanciation sociale ont rendu toute mobilisation politique impossible », « le gouvernement a profité du Covid-19 pour procéder à des arrestations politiques et porter atteinte à des libertés et droits civils », comme le rapporte un article du Washington Post. De même en Inde : un article du Guardian révèle que le gouvernement Modi prend des « mesures autoritaires croissantes » : « des journalistes critiquant le gouvernement ont été accusés par la police tandis que des étudiants qui avaient organisé des manifestations anti-gouvernementales l'année dernière sont soudainement arrêtés », alors même que « les tribunaux sont presque suspendus, empêchant les avocats de garantir les droits de la défense ». En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orban a obtenu « de nouveaux pouvoirs étendus pour lutter contre la pandémie, dont la portée est illimitée, transformant ce faisant la démocratie hongroise en dictature », selon The Independent ; ajoutant que « la Chine, la Thaïlande, l'Égypte, l'Iran et d'autres pays continuent d'arrêter ou d'expulser quiconque critique la réponse de ces États au coronavirus ».

Dans les démocraties avancées, certaines dérives apparaissent d’ores et déjà inquiétantes aux observateurs. USA Today s’émeut ainsi par exemple de ce qu’un « panel de trois magistrats de la Cour d'appel des États-Unis a récemment jugé légal le fait que le Texas fasse de l'avortement un droit nonessentiel durant la pandémie, obligeant des femmes à parcourir de longues distances pour se faire avorter ou à accoucher d’enfants non désirés ». Toujours aux États-Unis, The Atlantic rapporte que « le ministère de la Justice a demandé au Congrès de nouveaux pouvoirs d'urgence, y compris la possibilité de demander aux juges de détenir des personnes indéfiniment sans procès, la fermeture de la frontière Sud des États-Unis et la restriction des demandes d'asile au nom de la santé publique ». Ces craintes sont d’autant plus fortes au regard du précédent constitué par le 11 septembre : The Independent rappelle que ces attentats furent « un levier pour repousser les limites du pouvoir exécutif en autorisant la torture, la surveillance de masse et les frappes militaires inconstitutionnelles », et que « certaines de ces mesures adoptées sous couvert d’urgence sont toujours en place, sans date ni objectif précis ». En France, la secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, Sarah Massoud, déplore le fait que « le gouvernement a choisi la voie dangereuse du régime d’exception au lieu de s’appuyer ou de renforcer les dispositions du Code de la Santé publique » - régime d’exception selon elle associé à « une profusion d'ordonnances, de décrets, et d'arrêtés municipaux et préfectoraux, qui ont pour beaucoup peu à voir avec l'objectif sanitaire ». La magistrate s’inquiète de ce que « ces dispositifs aient, par effet d'accoutumance, tendance à se normaliser et à entrer dans le droit commun, alors qu'ils sont intrinsèquement attentatoires aux libertés fondamentales » ; une inquiétude partagée par l’avocat Raphaël Kempf, pour qui « la pétition de principe de la Garde des sceaux affirmant que ces mesures n'entreront pas dans le droit commun à l'issue de l'état d'urgence contredit l'histoire des lois d'exception, qui finissent toujours par se normaliser ». 
 
Des risques décuplés par les nouvelles technologies 

Les risques d’atteinte aux libertés apparaissent particulièrement élevés s’agissant des systèmes informatiques de traçage des individus, largement réclamés par les épidémiologistes - comme en témoigne en France la tribune d’un collectif d’une soixantaine de scientifiques parue dans Le Monde ce 25 avril. Deux arguments clefs sont souvent mobilisés pour les justifier : d’une part le fait qu’il s’agit d’un moindre mal par rapport aux mesures « aveugles » de confinement ; d’autre part que ces systèmes de traçage ont déjà fait leur preuve dans certains pays d’Asie. Trois modèles d’applications sont particulièrement observés. L’application Corona 100m, en Corée du Sud, qui « combine les données de localisation des smartphones à des enregistrements des transactions par carte de crédit, et sont associées au nom de famille, au sexe, à l'âge, et au lieu de résidence des individus », notamment pour « imposer des quarantaines très strictes aux malades ». Pour efficace qu’il puisse être, « ce système de suivi intrusif autorisé par une loi de 2015, lors de l’épidémie de MERS […] ne passerait évidemment pas dans les pays occidentaux, compte tenu de nos racines culturelles », comme l’explique un article du New York Times. L’application Trace Together ensuite, utilisée à Singapour et qui, comme le rapporte le New York Times, constitue « la principale source d’inspiration pour les versions développées par les Français, les Allemands et d'autres Européens ». Celle-ci utilise le Bluetooth sur les téléphones mobiles pour se connecter avec d'autres téléphones à proximité et enregistrer l’historique des situations à risque. Bien que ce soit le modèle suivi en France, le Secrétaire d'État chargé du Numérique, Cédric O, a néanmoins précisé que « la version française serait différente sur au moins un point : la liste des contacts récents ne sera jamais mise à la disposition du gouvernement ». Et enfin les projets d’Apple et Google, « jadis rivaux et aujourd’hui alliés pour mettre au point une application mondiale de suivi du coronavirus via Bluetooth également, qui couvrirait 130 pays et s’appuierait sur 3,5 milliards d’appareils connectés », comme le rapporte The Independent.    
 
En dépit de leur intérêt évident, les observateurs invitent à bien prendre en considération plusieurs limites et risques associés à ces systèmes. D’abord, comme le précise le professeur d’informatique à l’UCL John Shaw-Taylor, leur efficacité réelle demeure sujette à débat : « la Corée du Sud a certes connu une croissance plus lente du coronavirus, mais cela est peut-être moins dû aux applications de traçage qu’à des facteurs culturels : habitude de la distanciation sociale, respect des directives publiques, etc. ». En outre, ces pays ont déjà eu « une répétition générale avec l’épidémie de SARS, qui les a rendus mieux préparés ». Ensuite, comme le répète le professeur à Oxford Christophe Fraser dans un article du Guardian, « pour que ces applications de traçage soient efficaces, il faut qu’au moins 60% de la population les utilise ». A l’heure actuelle, à Singapour, « l’application de traçage n’a été téléchargée que par 20% de la population et n’a pas empêché une nouvelle période de confinement », comme le rapporte le New York Times, si bien que le gouvernement vient de développer une nouvelle application, SafeEntry, obligeant notamment les clients à enregistrer leurs passages dans chaque magasin. L’American Civil Liberties Union met ainsi en garde contre « le risque de forcer de façon coercitive à utiliser ces applications pour aller au travail, à l’école ou faire ses courses, afin d’atteindre ce niveau d’usage », alors que l’association – comme la plupart des observateurs occidentaux – affirme qu’il est essentiel qu’elle soit facultative. Enfin, les observateurs s’inquiètent de la tournure que prennent ces systèmes dans certains pays. C’est particulièrement le cas en Inde, où l'application Aarogya Setu « pourrait avoir des implications sinistres », comme l’explique The Guardian : « contrairement à la plupart des autres pays, la base de données constituée n’a pas de durée de vie limitée, aucune disposition contraignante n’empêche son usage après la pandémie, et la limitation des ministères pouvant y avoir accès demeure vague ».  
 
Face à ce constat, l’experte américaine en droits du numérique Cindy Cohn exhorte à se poser trois questions pour juger les applications et systèmes de surveillance imaginés par les gouvernements. La première est de se demander si « le système sera réellement efficient et proportionné au regard de l’objectif poursuivi » - la chercheuse fustigeant les systèmes mis en place lors du 11 septembre, où « la collecte de l’intégralité des données téléphoniques des citoyens américains était clairement d’une faible efficacité dans la lutte contre le terrorisme ». La deuxième question est de savoir délimiter des lignes rouges et de « bannir des outils aux implications trop lourdes pour les libertés individuelles, quand bien même ils seraient efficaces ». Pour la chercheuse c’est notamment le cas des dispositifs de reconnaissance faciale mis en œuvre en Chine. La troisième est d’apporter une attention aux gardefous mis en place, qui doivent être totalement transparents : « utilisation seulement sur la base du volontariat, garanties d’anonymat, sécurisation de l’hébergement des données, limitation de la durée de conservation des données et des institutions y ayant accès, protection contre les utilisations abusives ». Pour Erwan Le Noan, membre du conseil scientifique de Fondapol, ces risques immédiats sont aujourd’hui largement connus, et il est dès lors « raisonnable de penser que toutes les précautions seront prises par les gouvernements occidentaux pour avancer avec prudence », alors que « la défiance des citoyens vis-à-vis de leurs dirigeants atteint des sommets ». Le risque majeur du recours à ces solutions informatiques pourrait en fait, selon le chercheur, être plus insidieux, et se déployer à plus long terme : ils pourraient en effet « préfigurer l’avenir des politiques publiques, et banaliser le recours massif à la technologie en matière sécuritaire et sanitaire notamment, afin de suivre à la trace le comportement des citoyens – et cela au nom de l’intérêt général ».   
 

 

ARTICLES :  

Emmanuel Galiero, « Prolongation de l’état d’urgence sanitaire : Gérard Larcher saisira le Conseil constitutionnel », Le Figaro 

Chistopher Snowdon, « Lift lockdown now or normalise a chilling authoritarianism unprecedented in peacetime », The Telegraph 

Matthias Fekl, « Démocratie et libertés face au risque du Covid-19 », L’Opinion 

Joseph Ladapo, « The Looming Civil-Liberties Battle », The Wall Street Journal 

Richard Wolf, « Government intrusions on civil liberties during pandemic raise risks, rewards », USA Today 

Florent Guénard, « A force d’être habitué aux libertés, on finit par en sous-estimer la valeur », L’Opinion 

Maggie Shum, « Coronavirus may have emptied Hong Kong’s streets, but the pro-democracy protests continue », The Washington Post 

Hannah Ellis-Petersen, « India's Covid-19 app fuels worries over authoritarianism and surveillance », The Guardian 

Gissou Nia, « Like after 9/11, governments could use coronavirus to permanently roll back our civil liberties », The Independent 

Stephen Johnson, « The sneaky ways police are able to track YOUR every move during the coronavirus lockdowns - even before the TraceTogether app is rolled out », The Daily Mail 

Mike Giglio, « Would You Sacrifice Your Privacy to Get Out of Quarantine ? », The Atlantic 

Sarah Massoud, « Le déconfinement est propice à des atteintes aux droits et aux libertés », L’Humanité

Raphaël Kempf, « Et le gouvernement décida de confiner les libertés », Le Monde Diplomatique 

Traçage numérique : « Pour éviter une seconde crise sanitaire, il faut s’en donner les moyens », Le Monde 

Oliver Bennett, « Coronavirus tracking apps may be the way out of lockdown, but at what cost to our freedom ? », The Independent 

Danielle Allen, « We need tech and government help with contact tracing. That doesn’t have to mean Big Brother », The Washington Post 

Matthew Weaver, « Don't coerce public over contact-tracing app, say campaigners », The Guardian 

Feix Alen, « Apple and Google coronavirus contact tracing apps ‘could have significant risks to privacy and civil rights’, ACLU warns », The Sun 

Erwan le Noan, « De la liberté au temps du Covid-19 », L’Opinion 

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