Le Directeur Général de la Toulouse School of Economics était le grand témoin de la conférence sur le climat organisée à l’Institut de France par Sociétal, le média de l'Institut de l'Entreprise, en partenariat avec l’Académie des Sciences morales et politiques. Le Président de l’Association européenne des économistes de l’environnement qui a publié en 2019 Le climat après la fin du mois : plaidoyer pour le prix du carbone, aux éditions PUF , analyse « comment résoudre collectivement le défi climatique » dans un grand entretien que La Quotidienne des #EntreprisesEnAction publie en 5 parties. Christian Gollier démontre dans la quatrième partie pourquoi le prix du carbone est le reflet de nos responsabilités envers les générations futures (4/5). 

Philippe Plassart - À quel niveau faudrait-il fixer la taxe carbone pour infléchir la courbe des émissions de C02 et atteindre l’objectif de la neutralité carbone en 2050 ? 

Christian Gollier - Le prix du carbone est le reflet de nos responsabilités envers les générations futures. Si ce prix est trop élevé, trop de sacrifices seront réalisés par la génération actuelle par rapport aux bénéfices que peuvent en attendre les générations futures. Si le prix est trop faible, comme c’est le cas aujourd’hui partout dans le monde, les générations souffriront trop de notre inaction. Le prix du carbone socialement désirable est celui qui incite chacun à intégrer le dommage climatique comme s’il en était lui-même la victime. 

Le prix de la tonne de CO2 doit être égal à la valeur actuelle du flux de dommages que cette tonne engendre. 

Beaucoup d’économistes dans le monde ont travaillé depuis les années 1990 pour développer des modèles climato-économiques qui permettent d’estimer ce flux et sa valeur actuelle. 

Par exemple, William Nordhaus, mon collègue de l’Université de Yale dans le Connecticut, qui a obtenu le prix Nobel d’économie en 2018 pour cela, a travaillé toute sa vie sur ce dossier. Son estimation tourne aujourd’hui autour de 50 euros par tonne de CO2. Mes travaux conduisent aux mêmes résultats.

Les économistes sont-ils tous d’accord avec le prix de 50 euros par tonne de CO2 ? 

Si les économistes sont très majoritairement en faveur d’un mécanisme de prix du carbone, ce consensus s’écroule quand il s’agit d’en déterminer le niveau. Un rapport célèbre paru en 2007, celui de mon collègue Nicolas Stern de la London School of Economics, a fait couler beaucoup d’encre parce qu’il propose un prix du carbone beaucoup plus élevé, de l’ordre de 150 euros. Stern et Nordhaus ne diffèrent pas vraiment dans la mesure du flux de dommages engendré par nos émissions de CO2. 

Par contre, ils s’opposent radicalement sur la manière d’en mesurer la valeur actuelle. Que vaut aujourd’hui la perte dans un siècle d’une vie humaine, d’une forêt australienne ou d’un kilo de riz ? Comment comparer une perte de pouvoir d’achat pour la génération présente avec une perte de pouvoir d’achat pour les générations futures ? 

Ce problème de valorisation intertemporelle est au cœur des enjeux relatifs à nos responsabilités envers les générations futures. Si, à tort ou à raison, on pense que la croissance se poursuivra dans les siècles à venir, alors il y a un argument pour favoriser les générations présentes dans l’analyse. 

Les débats que nous avons actuellement sur les inégalités montrent combien nous avons de l’aversion à ces inégalités, avec des collègues comme Thomas Piketty et Gabriel Zucman qui vont jusqu’à considérer leur réduction comme l’alpha et l’oméga de toute politique économique. 

Cette aversion aux inégalités, ici intergénérationnelles, est un argument puissant pour ne point en faire trop sur le climat. Cela milite pour un prix du carbone faible. Stern étant plus pessimiste que Nordhaus sur la croissance économique, le modèle du premier conduit à un prix du carbone beaucoup plus élevé que le second. 

Dans mes propres travaux, j’ajoute un ingrédient qui me semble essentiel dans cette controverse. Il est absurde de chercher l’optimum intergénérationnel en faisant abstraction des extraordinaires incertitudes économiques, financières, technologiques, climatiques et sociales pour les horizons temporels se mesurant en décennies et en siècles, comme le font mes collègues. Je montre que la prise en compte de ces incertitudes radicales penchent la balance vers un prix de 50 euros la tonne.

Il y a un problème néanmoins. Avec un tel prix, les efforts climatiques vont être insuffisants pour atteindre les ambitieux objectifs que les politiques se sont fixés sous les recommandations des scientifiques réunis sous les auspices du GIEC. Cela suggère que cet objectif de 2°C, et a fortiori celui de 1.5°C sorti du chapeau des négociateurs de la COP 21 à Paris en 2015, mettent trop l’accent sur les enjeux de la « fin du monde » par rapport à ceux de la « fin du mois ». Un objectif à 2°C devrait nous obliger à fixer un prix du carbone de 100 euros. Un objectif de neutralité carbone d’ici à 2050 devrait sans doute nous obliger à un prix du carbone à 150 euros dès aujourd’hui.

Il est fascinant de voir combien les dirigeants de nos pays, poussés par leur opinions publiques, s’offrent de beau discours avec des objectifs aussi ambitieux que ceux-là, et sont en même temps incapable de dire comment on va collectivement y arriver sans exiger des sacrifices considérables à leurs électeurs. C’est aujourd’hui un enjeu majeur de nos démocraties dans lesquelles les générations futures n’ont pas le droit de vote. La démocratie, c’est la dictature du présent ! Comme on l’a vu avec le mouvement des Gilets Jaunes, la société n’est pas prête à ces sacrifices, que ce soit par une taxe carbone honnie ou par toute autre atteinte à leur pouvoir d’achat dont ils ne tireraient pas le bénéfice. 

Le coût, c’est pour nous, mais les bénéfices sont pour des gens qui ne sont pas encore nés, et qui de plus ne seront même pas français. On en revient donc aux problèmes originels, celui du passager clandestin et de la tragédie des horizons spatial et temporel.

Vous annoncez des sacrifices et des efforts inéluctables. Vous ne croyez pas à une transition écologique heureuse ? 

Pour que cette transition soit heureuse, il faudrait que nous puissions produire de l’énergie à un coût moins élevé que le coût des énergies fossiles actuelles. On en est loin, très loin ! Beaucoup d’ingénieurs et de technologues nous disent que le génie humain a toujours su trouver des solutions aux challenges que le progrès a imposé à l’humanité : défi de l’énergie lors de la révolution industrielle, défi sanitaire lors de l’urbanisation massive, défi de l’information, etc. On saura bien se débrouiller face au défi du climat aussi ! Ce que je dis, c’est que c’est bien possible, mais en faire le pari sans une modification fondamentale du capitalisme (le prix du carbone) me semble suicidaire.

La taxe carbone soulève de nombreuses oppositions dont celle des Gilets jaunes qui lui reprochent d’être injuste. Y a -t-il un moyen de la rendre plus acceptable ?  

Vous avez raison. Les ménages les plus modestes consacrent une part plus importante de leur revenu pour leurs dépenses d’énergie. La transition va augmenter le coût de cette énergie, quelle que soit la politique économique pour la déclencher. Cette politique aura donc un effet anti-redistributif qu’il est indispensable d’intégrer dans l’analyse. 

Mais la politique fondée sur une taxe carbone permet justement de résoudre ce problème puisqu’elle engendre un revenu fiscal qui peut être utilisé pour faire de la redistribution ciblée sur les ménages les plus modestes. 

C’est ce que les économistes préconisent depuis longtemps. Ils ont en particulier proposé d’utiliser ce revenu fiscal vert pour réduire les charges sociales qui pèsent sur les emplois les moins qualifiés, permettant d’engendrer un « double dividende ». Cette affaire re-distributive est donc résolue. Les opposants à la taxe carbone feraient mieux de trouver d’autres angles d’attaque. Ceci d’autant plus que la plupart des micro-politiques climatiques actuellement mises en œuvre en France sont elles aussi très anti-redistributrices. 

Les locataires d’appartements HLM ne peuvent pas bénéficier de la manne du prix de rachat de l’électricité des panneaux photovoltaïques, mais en paient le prix dans leur facture d’électricité ! Il en va de même pour les prêts à taux zéro pour les investissements de rénovation thermique des bâtiments et plus récemment des primes à la conversion auto.

À défaut d’une taxe carbone universelle qui semble hors de portée, les Européens ne prennent-ils pas un risque en avançant seuls sur le sujet ?  

Vous avez parfaitement raison. Mais si les Européens ne le font pas, qui le fera ? L’Europe porte une responsabilité historique sur le climat, et s’honorerait à l’affronter. Elle peut provoquer un effet d’entrainement sur le reste du monde occidental, et puis sur le reste de l’humanité. Elle pourrait le faire en obligeant tous les producteurs extra-européens vendant leur produit en Europe à s’acquitter eux-aussi de ce prix du carbone, par exemple avec une taxe carbone aux frontières de l’Europe. Ce serait une manière de lutter contre le dumping environnemental, mais aussi d’exporter le signal-prix du carbone en dehors de l’Europe. 

    

Propos recueillis par Philippe Plassart, rédacteur en chef du Nouvel Économiste, vice-président de l’Ajef, membre du conseil éditorial de Sociétal.

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